Cet article fait référence à l’introduction du mémoire de Carla BEDINI réalisé durant son Master II Littérature Générale et Comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle (2022/2023)
Titre du mémoire : Adapter et représenter le mythe de Dracula : les bandes dessinées de George Bess, Pascal Croci et Hippolyte
Cet article est le premier d’une série de 9 articles consacrés à Dracula. Voir à la fin pour plus d’informations.
Sommaire
Le mythe de Dracula
« J’espère que vous avez apprécié ce grand classique dont vous venez d’achever la lecture. J’ai moi-même toujours admiré ce roman. Cependant mon intérêt pour Dracula obéit à des raisons qui me sont personnelles… puisque Bram Stoker n’est autre que mon arrière-grand-oncle 1. »
Après s’être plongés successivement dans les journaux de Jonathan Harker, Mina Murray, Lucy, et du docteur Seward, rédigés dans les décors anglais et transylvains du XIXe siècle, Dacre Stoker, arrière-petit-neveu de Bram Stoker, l’auteur du célèbre roman Dracula, nous ramène ainsi au temps présent de la lecture. Ce retour à la réalité continue cependant d’entretenir le mythe autour du personnage éponyme, en nous proposant un moment de complicité, presque d’intimité, entre le lecteur et la famille Stoker.
Un sentiment de proximité naît donc de cette lecture partagée, qui berce notre imaginaire, ainsi que celui de D. Stoker, qui relate l’importance de cet héritage littéraire :
« J’ai grandi avec Dracula, qui fait partie intégrante de l’histoire de ma famille »2. D. Stoker nous introduit donc à la présentation d’un projet de suite du légendaire roman, qui se baserait sur la lecture de notes de Stoker et de recherches scientifiques très précises. Cette suite, Dracula l’Immortel, se présente donc, et par ces critères exigeants, comme étant une suite officielle.
Ian Holt, avec qui il a coécrit ce roman, est présenté comme un homme fasciné par Dracula. Il se passionne tellement pour le personnage qu’il en devient conférencier, ce qui lui permet de publier des articles pour des cercles d’érudits3.
En effet, les recherches de Holt ont été encadrées par Raymond T. Mc Nally et Radu Florescu, auteurs de In Search of Dracula, thèse majeure qui établit le lien historique entre le personnage du comte Dracula à Vlad Tepes (dit « l’Empaleur »). 4 L’étude d’Elizabeth Miller, théoricienne contemporaine, nuance pourtant ce point. Selon ses recherches, les réelles motivations de l’auteur ne se résumeraient pas seulement à une volonté, voire une ambition d’authenticité historique5 :
That his rendering of historical and geographical data is fragmented and at times erroneous can be explained by the fact that Stoker seemed content to combine bits and pieces of information from his sources without any concern for accuracy. After all, Stoker was writing a Gothic novel, not a historical treatise. And he was writing Dracula in his spare time, of which I doubt he had much. He may very well have found more material about the historical Dracula, had he had the time to look for it.6
Cette nuance permet de mettre en exergue la flexibilité, la libre créativité de l’écrivain, qui réalise avant tout un travail de fiction et non pas seulement un travail de reconstitution. Cette double volonté se retrouve dans le travail de D. Stoker et de Holt :
« Afin de construire l’intrigue de notre récit, Ian et moi avons consulté les notes de Bram qui précédèrent la rédaction de son roman, lesquelles sont disponibles au musée de Rosenbach de Philadelphie. »7
Ainsi, ils redonnent vie à plusieurs personnages, tels que l’inspecteur Cotford, personnage non- existant dans la version publiée de Dracula. D. Stoker et Holt bâtissent donc cette suite à l’image d’un mémorial.
D. Stoker insiste sur l’importance accordée aux sources et à la fidélité donnée au roman de son arrière-grand-oncle. Au début de son adresse au lecteur, il considère qu’un grand nombre d’adaptations montrent « l’absence totale de respect pour l’œuvre originelle », et termine par l’affirmation suivante : cette suite ne trahira pas le roman qui l’a précédée.
Le film de Tod Browing, ayant ainsi introduit Ian Holt à l’univers de Stoker, est la seule adaptation, selon D. Stoker, à être totalement légitime et à ainsi recevoir l’approbation de la famille Stoker.8 L’affaire remonte en réalité à 1922, lorsque l’épouse de Bram Stoker, Florence Stoker, née Balcombe, découvre l’existence de l’adaptation de Dracula par Friedrich Wilhelm Murnau dans son film Nosferatu le vampire, qui devient alors la première adaptation cinématographique du roman de Stoker. 9
Florence Stoker intente donc un procès contre le studio de cinéma allemand Prana Film entre 1922 et 1925. Malgré la destruction des copies et des négatifs en 1925, le film est programmé la même année dans un festival de cinéma londonien, elle engage donc un nouveau procès pour défendre ses droits sur l’œuvre de son mari.
C’est finalement Universal Pictures, société de production cinématographique américaine, qui acquiert les droits du roman et des adaptations en 1928, et qui produit donc le Dracula de Tod Browning en 1931. Cependant, des copies cachées du Nosferatu de Murnau apparaissent avant la mort de Florence en 1937.
En effet, une des copies avait subsisté et c’est en 1930 que le film réapparut en Allemagne, sous un titre différent : Die Zwolfe Stunde (La Douzième Heure), dans une version plus longue. Des diffusions en salles se font dans les années soixante et soixante-dix, jusqu’à la restauration de l’œuvre intégrale en 1984.
Le jugement rendu est sévère, car D. Stoker, parmi toutes les adaptations existantes de Dracula, n’en sélectionne qu’une seule. Selon lui, une adaptation valable préserverait « l’essence même du roman initial », mais le film de Browning ne suit pas du tout la trame scénaristique du roman, remplace le personnage de Harker par celui de Renfield et embellit également l’image du comte. Malgré l’importance capitale de ce film dans le monde du cinéma, il présente aujourd’hui une version légèrement archaïque du comte :
L’importance historique du film de Tod Browning est incontestable. Premier film d’épouvante parlant produit par une grande compagnie, Dracula donna le coup d’envoi à l’âge d’or du film d’épouvante. L’Universal, alors au bord de la faillite, en profita pour lancer d’autres monstres : Frankenstein, le loup-garou, la momie, imaginant parfois entre eux des rencontres insolites.
Aujourd’hui, le film ne fonctionne plus aussi bien, en partie à cause de ses origines théâtrales qui en font un film bavard, lent, et à l’intrigue un peu poussive.10
En vérité et comme nous l’avons vu, il s’agit avant tout d’une question de droits d’auteur. Cette version semblerait être moins fidèle que le Bram Stoker’s Dracula de Coppola, qui par son titre même, se réfère directement au roman et à l’ordre du récit, tout en introduisant la thèse de Mc Nelly et Florescu par la représentation de la vengeance du prince Vlad Tepes.
Cependant, Coppola a aussi pris la liberté d’instaurer une romance entre le comte et Wilhelmina Murray, réincarnation de la princesse Elizabeta. Même le célèbre Nosferatu de Murnau, adaptation cinématographique non- officielle du roman, se réfère à l’ordre de la narration, mais il paraît simpliste de réduire
« l’essence » d’une œuvre à ce détail-ci. « L’essence » dont parle D. Stoker est un tout, une approche conceptuelle de ce qu’est Dracula, mais dont il ne nous précise pourtant pas la nature… Cela pose alors un grand problème lorsque nous parlons d’adaptation : si l’on ne saisit pas ce qu’est réellement Dracula, quelle est l’essence du roman et du personnage, comment pouvons-nous prétendre à une adaptation ?
Adaptation du mythe de Dracula : un rapport binaire
Généralement, le rapport intermédiatique se réduit à un rapport binaire, et c’est cela qui pose problème lorsque nous parlons d’adaptation. Ce rapport binaire se maintient entre l’œuvre source et l’œuvre cible. Dans le cas de D. Stoker, comme beaucoup d’autres, l’adaptation est basée sur ce rapport, qui est à sens unique : du roman au film, du roman à un autre, du roman à une bande- dessinée, un jeu vidéo, etc.
Ce rapport binaire, explicité par D. Stoker dans son adresse au lecteur, témoigne, il semblerait, d’une restriction, d’une difficulté, liée au concept de fidélité. La conception classique de l’adaptation prend le texte source, dans le cas présent l’œuvre romanesque de Stoker, comme modèle indépassable.11
Même s’il semble indépassable, ce rapport restrictif n’empêche en rien la création d’une multiplicité d’œuvres liées à Dracula. Ce rapport à sens unique permettrait seulement de juger, en apparence, de la qualité de l’adaptation proposée. Chaque potentiel auteur, donc chaque lecteur de l’œuvre, en tire son propre noyau diégétique. Pour D. Stoker et Holt, le noyau constitue l’ensemble des recherches de Stoker, ses brouillons.
Pour Mc Nally et Florescu, il s’agit de narrer l’histoire de prince valaque Vlad III Basarab, alors que pour Miller, l’essence repose dans le genre du fantastique ainsi que de la littérature gothique. L’adaptation constitue un champ très vaste, car dans le cas de Dracula, nous pouvons douter de la nature même de l’œuvre source en ce qui concerne chacune de ses adaptations, car il pourrait s’agir de l’un des films dont nous avons parlé précédemment, par exemple, et non pas du roman.
Ce rapport à sens unique de l’adaptation peut être totalement remis en cause, si nous considérons que la création est tirée d’un ensemble de références hétéroclites, individuel, unique, qui se nomme « imagination », comme le souligne D. Stoker : « Nul doute que mon ancêtre avait su frapper l’imagination du grand public »12.
Ce que regrette finalement D. Stoker est une appropriation populaire et trop libertaire du roman de son aïeul, par une accumulation de références, forgeant de trop nombreux et différents « draculas ». La culture populaire se nourrit du mélange des arts et des genres, ce qui retravaille et réinvente constamment les personnages mythiques de la littérature, tels que notre comte.
D. Stoker et Ian Holt ne sont donc pas les seuls auteurs de suites et préquels en tout genre de Dracula : nous notons la série Netflix Dracula13, qui après avoir repris tout le récit, place le comte dans le monde moderne, et le film Dracula Untold14, préquel de Gary Shore, traitant de la genèse du comte par le biais de Vlad III de Valachie.
En littérature, le préquel originel de Stoker, l’Invité de Dracula, est une nouvelle fantastique publiée dix-sept ans après le roman par Florence Stoker. Elle narre la première rencontre de Jonathan Harker avec le surnaturel, peu avant de se rendre au château du comte Dracula, durant une nuit que l’on nomme nuit de Walpurgis.
Dans la Bible Dracula, Dictionnaire du vampire de Alain Pozzuoli, ce titre est évoqué trois fois, sous trois différentes formes et supports : nous retrouvons en premier lieu ce chapitre du roman Dracula, supprimé par les éditeurs qui jugeaient le roman trop long et ensuite édité en nouvelle dans une anthologie intitulée Dracula’s Guest, puis un film d’animation français réalisé par Jean-Michel Ropers, relatant la même histoire, et enfin, un roman de Françoise-Sylvie Pauly, romancière et scénariste française. Elle rend hommage au titre de la nouvelle de Stoker en l’accordant alors au féminin : l’Invitée de Dracula15.
Cependant, le roman de Pauly propose tout autre chose en terme d’intrigue : il ne s’agit pas d’un préquel, mais d’une suite. Elle reprend les personnages évoqués dans Dracula l’Immortel de D. Stoker et Holt, en particulier le fils de Mina Murray et Jonathan Harker, Quincey Harker. Dans Dracula l’Immortel, nous suivons le docteur Seward, qui part à la chasse aux vampires dans toute l’Europe.
Le fils Harker, investi dans une production théâtrale sur Dracula, découvre des similitudes entre la pièce et l’histoire de ses parents. Chez Pauly, le fils Harker perd la vie dès le début du roman. Toute l’intrigue se base sur une quête, ici aussi, et sur un retour dans les Carpates pour Mina Harker. Le rajout du personnage de Karmilla (aussi écrit Carmilla) est intéressant, car il s’agit d’une création phare de l’écrivain irlandais Joseph Sheridan Le Fanu, écrivain vivement apprécié par Stoker lui-même.
Pauly suppose donc, par cet ajout, que Stoker a été inspiré par l’œuvre de Le Fanu, et qu’elle aurait participé à la genèse de Dracula. Le roman de Pauly se base également sur la thèse historique de Mc Nelly et Florescu, car l’intrigue mène à un retour aux sources et à une étude de vieux documents, relatifs à la vie et à la mort de Vlad l’empaleur.16
La genèse de Dracula fascine. Chaque adaptation, en réalité, cueille un élément du roman, y trouvant subjectivement une essence particulière, que ce soit la traque du vampire, l’histoire de la famille Harker, l’écriture gothique, l’univers fantastique, ou bien la vengeance de Vlad Tepes. Longtemps fascinés par le roman et son inspiration historique, Françoise-Sylvie Pauly, romancière et scénariste, ainsi que Pascal Croci, scénariste et dessinateur de bande dessinée, retracent cette genèse historique en sortant en 2005 un premier album, le Prince Valaque Vlad Tepes.
La série de bande dessinées se poursuit avec l’adaptation du roman de Stoker, le Mythe raconté par Bram Stoker, sorti deux ans plus tard en 2007. Enfin, Pauly et Croci poussent encore plus loin cette quête sur la genèse de l’écriture romanesque en publiant en 2008 À la recherche de Dracula : Carnet de voyage de Jonathan Harker, mettant en scène un personnage fictif, Miles Alastair James. Au cours d’une séance de « dépoussiérage » dans la bibliothèque d’Exeter, James découvre le journal de Harker.17
Cette expérience est d’une part une mise en abyme de la lecture de Dracula : nous nous voyons donc, lecteurs, découvrir le journal de Harker, tout comme au début du roman. Mais l’adaptation choisit de laisser de côté les nombreux articles et passages des autres journaux intimes du roman de Stoker, en choisissant une focalisation arrêtée sur un seul et unique personnage. Mais existe-t-il seulement une adaptation qui n’enlève rien à l’œuvre originelle ?
Nous revenons aux questionnements posés précédemment, quant à la fidélité, au respect de la « source mère ». Nous notons que cette qualification pose elle-même problème, puisque Stoker a effectué de nombreux travaux de recherche qui peuvent être considérés, à leur tour, comme étant des sources primaires :
Composées de plus de 80 pages de notes manuscrites et dactylographiées, de photographies, et une coupure de journal, ces notes de travail comprennent les grandes lignes rédigées au début pour le livre ainsi que la liste personnelle de l’auteur des textes sources qu’il a utilisés comme information de fond.18
Elizabeth Miller considère que Stoker voulait avant tout inscrire son roman dans l’imaginaire populaire du vampire, personnage déjà très établi en littérature.19 Dracula ayant été publié la première fois en 1897, Stoker a très certainement été influencé par son confrère irlandais Sheridan Le Fanu avec la publication de Carmilla en 1872, les deux auteurs étant également inscrits dans le même mouvement du roman gothique.
Par exemple, Miller suppose que les descriptions des vampires féminins dans Dracula sont inspirées du personnage de Carmilla, notamment à travers une sexualité « féminine agressive et débridée ». Stoker n’est donc pas le seul, à cette époque, à s’intéresser au personnage du vampire. L’engouement pour de vieilles légendes ressort à travers des traits communs, caractéristiques du méchant de roman gothique : nez aquilin, front bombé, gros sourcils, ect.20 Nous retrouvons ces traits dans la description physique du comte par Jonathan Harker :
Son visage donnait une impression de force, avec son nez fin mais aquilin, des narines particulièrement larges, un front haut et bombé, des cheveux qui se clairsemaient aux tempes, mais ailleurs, épais et abondants. Les sourcils, massifs, se rejoignaient presque à l’arête de nez et paraissaient boucler tant ils étaient denses.21
En effet, nous retrouvons plusieurs études et articles contemporains dans les notes de Stoker : en 1865 est publié The Book of Were-Wolves (Le Livre des Loups garous) du prêtre anglican et romancier Rev. Sabine Baring-Gould.
Le professeur italien Cesare Lombroso et l’anatomiste et chirurgien Herbert Mayo publient tous deux des études sur la physionomie des criminels 22ainsi que sur les vérités propres aux superstitions populaires23 tandis qu’en 1896, un article de presse du New York World intitulé « Vampires en Nouvelle Angleterre » relate de cas présumés de vampires à Rhode Island.
Ces publications présentent un point commun non-négligeable : elles témoignent d’une fascination nouvelle au XIXe siècle pour les monstres, les créatures fantastiques, les hybrides ainsi que les créatures diaboliques sous toutes leurs formes. Si nous remontons aux prémices de l’histoire du vampire, et plus précisément au moment où la racine du mot apparaît, nous nous retrouvons en 1047, où un document se réfère à un prince russe, « Upir Lichy » (Maudit Vampire).24
Stoker, lui, se réfère à des sources encore plus lointaines, c’est-à-dire des manuscrits antiques, et notamment une vieille légende grecque qui expliquerait les origines de la créature : « Une croyance existait selon laquelle des corps chrétiens latins enterrés dans ce pays, ne pouvaient pas se décomposer dans leur tombe, étant sous l’interdiction de l’église grecque. » 25
Tout comme le dit Miller, Dracula reste le roman de vampire le plus important. L’imaginaire populaire a assimilé le personnage de Dracula au mythe du vampire, et toutes ces vieilles légendes ne sont évoquées que très rarement.
Nous connaissons tous le personnage du comte, mais il est fort probable que cela soit à travers diverses productions cinématographiques, par exemple, ou des bandes dessinées, d’autres romans, ect. Nous ne nous référons pas tous au roman de 1897, chose qui est alors déplorée par D. Stoker. Le personnage a presque totalement échappé à son auteur, c’est pourquoi il est devenu mythique, un mythe parmi les mythes26. Ce processus de mythification rentre donc en connexion avec la problématique de l’adaptation.
Il y avait aussi un challenge, comment représenter Dracula ? Tiendrais-je 47 pages avant de pouvoir le montrer ? Devais-je le représenter comme Christopher Lee ? Bela Lugosi ? Ou comme dans le Dracula de Coppola ? Et finalement j’ai voulu le représenter comme un mythe.27
Le processus de légitimation d’une œuvre est une grande problématique de l’adaptation. Pourquoi tel aspect d’une adaptation, telle modification, tel rajout, est-il plus ou moins légitime qu’un autre ? En quoi une adaptation, malgré une volonté absolue de toucher l’essence même de l’œuvre originelle, ne serait-elle jamais considérée comme parfaitement légitime ? En quoi ce rapport binaire, entre œuvre source et œuvre secondaire, pose-t-il problème dans un cadre de légitimation des œuvres ? Et surtout, comme le soulignait D. Stoker, en quoi une adaptation dite « populaire » et grand-public d’une œuvre ne serait-elle pas légitime ? Qu’est-ce qu’une adaptation « populaire » ?
Chaque nouveau lecteur de Dracula doit affronter un défi important : celui de comprendre dans quelle mesure la culture populaire a transformé le texte original. Les lecteurs attendent souvent quelque chose et en trouvent une autre ; certains imposent même leur propre idée préconçue du roman de Stoker, avec parfois des résultats absurdes.28
La bande dessinée : légitimation du neuvième art
Ces questionnements, et c’est pourquoi nous avons choisi d’étudier cette forme d’art et cette branche littéraire en particulier, touchent spécifiquement ce que nous appelons le neuvième art, c’est-à-dire la bande dessinée. Le monde de la bande dessinée offre un large panel au niveau des adaptations. Il témoigne de ce rapport à sens unique de l’adaptation et n’arrive pas à s’en débarrasser, il se meut donc dans cette approche traditionnelle de l’adaptation. L’enjeu fondamental de ces questions pour la rencontre de deux médias devrait être la remise en question de nos quasi- certitudes sur ce que sont la bande dessinée d’une part et la littérature d’autre part.29
La bande dessinée a tout premièrement été considérée comme une forme d’art populaire. Elle n’a conquis que récemment la critique littéraire, artistique et esthétique, car l’apparition des premières études théoriques date de la deuxième moitié du XXe siècle seulement. D’ailleurs, sa théorisation a contribué à son processus de légitimation.30
« Ce petit livre est d’une nature mixte. Il se compose de dessins autographiés au trait. Chacun des dessins est accompagné d’une ou deux lignes de texte. Les dessins, sans le texte, n’auraient qu’une signification obscure ; le texte, sans les dessins, ne signifierait rien. Le tout ensemble forme une sorte de roman d’autant plus original qu’il ne ressemble pas mieux à un roman qu’à autre chose. »31
Voilà comment Rodolphe Töppfer, dans la préface de L’Histoire de Monsieur Jabot, définit son invention en 1837 : il le décrit comme un art à la croisée de l’écriture littéraire et de l’écriture graphique. Il souligne également le lien établi entre la littérature et son art. La bande dessinée est donc considérée par Töppfer comme une forme d’expression littéraire, qui parle donc de « littérature en estampes » .
Mais la bande dessinée française se voit cantonnée, au seuil du XXe siècle, aux pages des illustrés destinés à l’enfance, tels que La Jeunesse Illustrée (1903), Les Belles Images (1904), l’Enfance de Bécassine (1913),32 et cette revendication littéraire finit par passer à l’arrière-plan. La bande dessinée est un art populaire très mal accepté au XXe siècle. Le milieu éducatif la considère comme vulgaire, et les pédagogues la considèrent même comme une menace aux « vrais livres »33. Le 16 juillet 1949, le gouvernement instaure donc une loi qui sert de protection, en plaçant les publications sous surveillance, ciblant avant tout les revues de bandes dessinées.34
Les années 1960 marquent donc un tournant avec la création de la revue Pilote. Le périodique ne s’adresse plus aux enfants, tout comme le faisait le Journal de Mickey ou le Journal de Spirou, mais bien aux adolescents. En 1968, Moebius, Philippe Druillet, Jean Giraud et Marcel Gotlib favorisent l’émergence de la bande dessinée pour adultes35, car cette même loi de 1948 avait freiné l’influence des comics américains, dont les nouvelles revues qu’ils publient s’inspirent : l’Écho des Savanes, Métal Hurlant, et Fluide Glacial.
Le processus de légitimation de la bande dessinée va de l’avant avec la création du Salon de la bande dessinée d’Angoulême en 1974, qui prendra au fil des années « un rôle central dans l’institutionnalisation de la reconnaissance de la bande dessinée ». 36 Enfin, le genre du roman graphique, apparu aux États-Unis, éloigne la bande dessinée de la connotation enfantine et vulgaire dont elles souffrait37 :
« Rapprocher la bande dessinée de la littérature en particulier du roman lui confère une certaine légitimité et lui permet de se libérer du lourd héritage de la bande dessinée enfantine. L’aspect artistique revendiqué passe à la fois par une ambition narrative (la longueur) et une revendication esthétique (à travers le noir et blanc et une conception du dessin comme une écriture et non comme une illustration). »38
Les années 1990 vont faire naître une « nouvelle vague », ou la « nouvelle bande dessinée francophone ». De jeunes auteurs indépendants vont expérimenter, graphiquement et narrativement, afin de mener à un renouvellement des thématiques. La bande dessinée est alors réhabilitée en tant qu’art, car :
[…] les éditeurs, qui sont souvent aussi auteurs renouent avec ce qu’on pourrait appeler l’amour du livre en tant qu’objet, le plaisir de sa conception, la recherche d’un format adapté, d’un papier particulier, d’une couverture spécifique, l’envie de toucher des petits groupes de lecteurs aux goûts différents et non pas un groupe plus important au goût uniformisé.39
Le recentrement sur les activités artistiques est alors l’enjeu principal de la bande dessinée contemporaine, la liant alors à toutes les formes d’art, tels que la littérature, le cinéma, les arts plastiques… L’adaptation se fait sous forme d’hommage, de clins d’œil, de parodies, des grandes œuvres littéraires, tout en cherchant d’autres pratiques graphiques.
Le lien établi entre la bande dessinée et la littérature par l’adaptation pourrait se référer, a priori, à l’autonomie des deux formes d’art, avec la littérature d’un côté, et la bande dessinée en tant qu’objet artistique d’un autre. Ou alors, la bande dessinée, ou plutôt le roman graphique, est une forme d’expression littéraire, comme définie à l’origine.
Les bandes dessinées présentées dans cette étude datent toutes du XXIe siècle et sont donc contemporaines, héritières de l’historique de la bande dessinée française que nous avons établi. Toutes ont la particularité de se présenter comme des adaptations du roman de Bram Stoker, Dracula, c’est pourquoi nous les avons choisies.
Problématiques et questionnements
Si nous reprenons les problématiques posées par l’adaptation de ce roman, ainsi que les problématiques liées à la légitimation de la bande dessinée en France, nous pouvons alors en tirer les questions suivantes :
Vouloir adapter le roman de Stoker, est-ce forcément mettre la bande-dessinée du côté de la paralittérature ? Ces bandes dessinées témoignent-elles réellement, par leur volonté d’être des adaptations fidèles, des adaptations « hommage », d’un rapport à sens unique qui partirait du roman source à elles-mêmes ? En quoi les « draculas » de Bess, Croci, Pauly et Hippolyte témoignent-ils d’un héritage de légitimation de la bande dessinée en France ? En résumé, nous nous questionnerons sur le rapport binaire de l’adaptation : l’œuvre de Stoker est-elle exclusivement à l’origine de ces bandes dessinées ?
Nous verrons que Dracula est avant tout une source d’inspiration, le mythe ne découlant pas seulement du roman, mais également des intertextes, de toute une bibliothèque livresque, cinématographique et historique.
Ici, nous parlerons également du rôle que joue le lecteur, potentiel créateur, implicitement écrivain, illustrateur, cinéaste, par le biais des auteurs de bande dessinée que nous traitons : Bess, Croci, Pauly et Hippolyte. Bram Stoker Dracula, Dracula (version intégrale regroupant le Prince Valaque Vlad Tepes et le Mythe raconté par Bram Stoker ), À la recherche de Dracula, Carnet de voyage de Jonathan Harker et Dracula (Hippolyte) racontent au lecteur différentes histoires, mais de quelle manière ? Par quels biais séquentiels40, scénaristiques, et graphiques ? Nous montrerons que malgré toutes les distinctions techniques, séquentielles et narratives, ces bandes dessinées, par l’imaginaire collectif de Dracula, dont les auteurs sont ainsi nourris, se rejoignent sur des aspects communs.
Cet article s’inscrit dans une série consacrée à Dracula, voir ci-dessous :
1 – Le mythe de Dracula : adaptations et représentations
2 – Dracula l’immortel : mythe, chronologie et illustrations
3 – Les vampires illustrés : Pascal Croci, Françoise-Sylvie Pauly
4 – Dracula et George Bess : Vision Pluridisciplinaire et Voltarienne
5 – Hippolyte : Dessins, Identité et Audaces Esthétiques
6 – Dracula : un développement transmédiatique
7 – Dracula : Nosferatu, Aristocrate et Coppola
8 – Dracula revisité : Entre mythe et Réalité
9 – Dracula : Mythes, Bande Dessinée et sérialité Médiatique
Pour plus d’informations sur ce mémoire, n’hésitez pas à vous adresser directement à l’autrice ci-dessous.
Carla BEDINI
Livres pour approfondir
Bram Stoker Dracula Édition Prestige
En 1897, un roman épistolaire signé Bram Stoker introduit au public l’extraordinaire Dracula, un être immortel se nourrissant du sang des vivants pour les métamorphoser en créatures maléfiques. Bien que Stoker n’ait pas créé le concept du vampire, il lui a donné sa forme moderne en érigeant le comte Dracula en une figure iconique et emblématique qui a inspiré des générations d’écrivains.
Dracula – Bram Stocker
L’édition collège annotée de Dracula pour une lecture complète.
Notes
- STOKER, Dacre. « Au lecteur », Dracula. Le Livre de Poche. Imaginaire. LGF/Le Livre de Poche, 2009, p.587.
- Ibid.
- STOKER, D., op.cit., p.588.
- SALAGEAN, Claudia Sandra. Enfants des ténèbres. « Gothic wanderers, outcasts and rebels » dans la littérature, au cinéma, dans le jeu vidéo et dans le manga. Université de Pau et des pays de l’Adour, 2016. Bram Stoker et la « Dracula-mania » : du fantasme au tourisme littéraire, page 45.
- SALAGEAN, op.cit., p.46-47.
- MILLER, Elizabeth. Bram Stoker’s Dracula : A Documentary Volume. Farmington Hills : Thomson Gale, 2005, p. 216 : « Le fait que sa présentation des données historiques et géographiques soit fragmentaire et parfois erronée peut s’expliquer par le fait que Stoker semblait se contenter de combiner des bribes d’informations provenant de ses sources sans se soucier de l’exactitude. Après tout, Stoker écrivait un roman gothique, pas un traité historique. De plus, il écrivait Dracula pendant son temps libre, et je doute qu’il en ait eu beaucoup. Il aurait très bien pu trouver plus d’informations sur le Dracula historique, s’il avait eu le temps de les chercher. »
- STOKER, D., op.cit., p.588.
- STOKER, D., op.cit., p.589.
- POZZUOLI, Alain. La Bible Dracula, Dictionnaire du vampire, le Pré aux Clercs, 2010, p.398-399.
- POZZUOLI, op.cit., p.117.
- BAETENS Jan, « Littérature et bande dessinée. Enjeux et limites », Cahiers de Narratologie, 2009.
- 1STOKER, D. op.cit., 587.
- MOFFAT, Steffen, et Mark GATISS. Dracula. Netflix, 2020
- SHORE, Gary. Dracula Untold. Legendary Pictures, 2014.
- PAULY, Françoise-Sylvie. L’Invitée de Dracula. Denoël, 2001.
- POZZUOLI, op.cit., p.303.
- Résumé de CROCI, Pascal, et Françoise-Sylvie PAULY. A la recherche de Dracula : Carnet de voyage de Jonathan Harker. Le Pré aux Clercs, 2008.
- MILLER, Elizabeth. Dracula. Parkstone, 2012, p.128.
- MILLER, op.cit., p.147.
- MILLER, op.cit., p.150.
- STOKER, op.cit., p.32.
- LOMBROSO, Cesare, Criminal Man/Le Criminel, 1875.
- MAYO, Herbert, On the Truths contained in Popular Superstitions/ Les vérités contenues dans les superstitions populaires, 1851.
- GORDON MELTON, John. The Vampire Book, The Encyclopedia of the Undead. Visible Ink Press, 1999.« Vampires : a chronology », p.XXXI.
- MILLER, op.cit., p.148.
- GÉLY, Véronique, « Le « devenir-mythe » des œuvres de fiction », Université de Paris 10 (Publié dans Mythe et littérature, éd. par S. Parizet, Paris, Lucie éditions (SFLGC), 2008, p. 179-195) : « Au lieu d’analyser le devenir et la survivance de mythes déjà donnés et reçus comme mythes, il s’agira donc ici d’examiner le processus inverse, celui qui intègre une œuvre et un héros à la famille des mythes. En d’autres termes, il s’agira de se demander comment une œuvre de fiction devient un mythe, en substituant à la question — piégée — de l’origine, celles de la « production », pour reprendre les mots de Blumenberg, et de la « réception ».
- SPOOKY. « Croci, Pascal. Interview avec l’auteur d’Elizabeth Bathory ». Vampirisme.com, 2012.
- MILLER, op.cit., p.175.
- BAETANS, J., op.cit.
- CARABALLO, Cecilia. La transposition de la littérature à la bande dessinée. La mise en images chez Alberto Breccia. Thèse de Doctorat en Esthétique, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 2016. p.46.
- R. TÖPFFER. L’Histoire de Monsieur Jabot, Bibliothèque universelle de Genève, juin 1837, préface.
- CHAMBON, Mathilde. « L’institutionnalisation de la Bande Dessinée en France ». Mémoire de DUT, IUT Paris Descartes, 2019. p13.
- GROENSTEEN, Thierry. La bande dessinée : son histoire et ses maîtres, Flammarion, 2009. p. 46.
- LESAGE, Sylvain. « La bande dessinée, entre mainstream et avant-gardes », Savoir/Agir, vol. 44, no. 2, 2018, pp. 47-53.
- DEYZIEUX, Agnès. « Les grands courants de la bande dessinée », Le français aujourd’hui, vol. 161, no. 2, 2008, p.59-68.
- BOLTANSKI, Luc. « La constitution du champ de la bande dessinée », Actes de la Recherche en sciences sociales, n° 1, 1975.
- GROENSTEEN, Thierry. Un objet culturel non identifié, Angoulême, l’An 2, novembre 2006. p.7-9.
- DEYZIEUX, Agnès. « Les grands courants de la bande dessinée ».
- Ibid.
- Will Eisner définit la bande dessinée comme étant « la principale application de l’art séquentiel au support papier ». EISNER, Will. Le Récit graphique : narration et bande dessinée, Vertige Graphic, 2002.