Cet article fait référence à la partie 1 du mémoire de Carla BEDINI réalisé durant son Master II Littérature Générale et Comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle (2022/2023)
Titre du mémoire : Adapter et représenter le mythe de Dracula : les bandes dessinées de George Bess, Pascal Croci et Hippolyte
Cet article est le quatrième d’une série de 9 articles consacrés à Dracula. Voir à la fin pour plus d’informations.
Sommaire
Dracula et George Bess
George Bess : Ce n’est pas une histoire d’envie… C’est un ami à moi, mon éditeur, qui m’a proposé cette idée-là. Ma première réaction a été que ça ne m’intéressait pas du tout, mais alors, pas du tout… J’imagine que ça vous étonne ? Ce n’est pas du tout choisi ! Ça me semblait quelque chose de poussiéreux, désuet… On en a tellement parlé et reparlé depuis que je suis gosse. Qui n’a pas entendu parler de Dracula ?
[…] J’ai eu encore plus de mal parce que j’ai trouvé le livre absolument illisible, hyper mal écrit, un truc qu’on ne ferait plus quoi. Ce qu’il y a, c’est qu’il a inventé un personnage extraordinaire et ça c’est indéniable. D’ailleurs tout le monde l’a repris. Mais on a laissé tomber l’histoire de Dracula, personne ne connaît vraiment son histoire. En fait je l’avais lue quand j’avais 12-13 ans, je ne m’en souvenais pas exactement. Je me souvenais juste que c’était un moment extraordinaire. J’avais lu dans la foulée Frankenstein, et c’est marrant, les deux m’ont laissé une forte impression mais c’est tout. La vie passe et on oublie, mais il reste le vampire.89
Ces propos ont été recueillis dans une interview de 2019 de George Bess, auteur et dessinateur français de bandes dessinées, à propos de la sortie de la bande dessinée, et plus précisément du roman graphique Dracula. En effet, il semblerait que George Bess n’ait pas tout de suite été enchanté quant à l’adaptation du célèbre roman.
Tout comme Croci, George Bess aborde le roman par une première lecture de pré-adolescent, lorsqu’il avait douze ans ou treize ans. Né en 1947, il se familiarise alors avec le comte à travers la toute première édition française de Dracula, éditée chez l’Édition française illustrée.
Le roman en France
Dracula n’aura droit à une réédition que quarante-huit ans plus tard, en 1967. La couverture des éditions Baudelaire est une illustration représentant l’acteur Christopher Lee dans son interprétation du comte Dracula. Les adaptations cinématographiques de Dracula par la compagnie Hammer Films popularise le personnage de Dracula en France, notamment par l’image du célèbre acteur, entraînant donc une réactualisation de l’image du comte.
Deux films notoires peuvent être cités avant cette réédition du bouquin de Stoker : Le Cauchemar de Dracula, 1958, et Dracula, prince des ténèbres en 1966.90 La première édition de 1919, elle, témoigne du caractère étranger et totalement inconnu du mythe vampirique qu’est Dracula. L’illustration de Pierre Falké, quant à elle, est fidèle à la description physique de Dracula lors de sa première apparition dans le texte de Stoker (journal de Jonathan Harker, chapitre II) :
Devant moi se tenait un grand vieillard, rasé de près, hormis une longue moustache blanche. Il était vêtu de noir, des pieds à la tête, sans que la plus petite couleur tranchât sur ses vêtements. Il portait une ancienne lampe d’argent dans laquelle la flemme brûlait sans le moindre abri, jetant de longues ombres tremblant à mesure qu’elle se tortillait dans le vent.91
L’image du comte dépendait alors seulement de ce que nous pouvions y lire dans le roman. D’ailleurs, George Bess souligne ce point-ci dans son intervention : nous nous souvenons du vampire, qui reste, mais peu de l’histoire de Stoker. Le ressenti de George Bess quant au caractère désuet de l’œuvre de Stoker s’explique donc par le caractère ancien de l’édition de 1919, mais aussi par le caractère gothique et victorien de l’œuvre, dont nous avons abordé les thématiques précédemment avec Croci et Pauly.
En effet, dans sa thèse de doctorat intitulée Enfants des ténèbres « Gothic wanderers, outcasts and rebels » dans la littérature, au cinéma, dans le jeu vidéo et dans le manga, Claudia Sandra Salagean use du même qualificatif pour décrire le roman gothique : il « désigne d’abord un courant littéraire désuet bien que fondamental, à la mode pendant les dernières années du XVIIIe siècle »92.
Dracula serait donc un personnage de son temps, un archaïsme servant les mœurs d’une époque « démodée ». Cela expliquerait pourquoi l’imaginaire populaire ne tournerait donc pas autour du roman, mais du vampire qu’est Dracula. L’histoire importerait peu, le personnage, si. Cette dichotomie entre le roman et un personnage échappant alors à son auteur est tout l’intérêt de l’approche de George Bess dans son adaptation du roman de Stoker.
George Bess : auteur pluridisciplinaire et une approche du fantastique
Dans l’interview, George Bess nous parle ainsi de deux lectures marquantes : Dracula et Frankenstein ou le Prométhée moderne, roman gothique datant de 1818 et écrit par Mary Shelley. Comme nous l’avons vu, le lien entre les deux personnages se crée à partir des années 40 avec l’engouement cinématographique de certaines sociétés de production pour les figures littéraires fantastiques. Dans le cas de Christopher Lee, le monstre du Docteur Frankenstein est considéré comme étant son premier grand rôle au cinéma. Le film, The Curse of Frankenstein (Frankenstein
s’est échappé) est produit par Hammer Films et est réalisé en 1947 par Terence Fisher93, réalisateur du célèbre Cauchemar de Dracula de 1958, premier Dracula en couleurs de l’histoire94. La société de production Universal a lancé ce phénomène du cinéma d’horreur, et sort ainsi en 1944 La Maison de Frankenstein, réalisé par Erle C. Kenton. Il met en scène le personnage du professeur Niemann, ancien assistant de ViktorFrankenstein.
D’abord en prison, il s’échappe alors de celle-ci avec un codétenu lors d’un violent orage, et retourne au château de Frankenstein afin de continuer l’œuvre de celui-ci : reconstituer un être humain à partir de morceaux de corps. En chemin, ils croisent la route du comte Dracula : celui-ci fait alors partie d’un musée des horreurs appartenant à un forain. Après que le comte ait succombé aux rayons du soleil, Niemann et son complice arrivent aux ruines du château du docteur Frankenstein, où son monstre ainsi qu’un lycanthrope les attendent.
Au-delà de son aspect comique, le film propose une lecture d’ensemble du fantastique. Le spectateur assimile les différentes créatures et les différents monstres comme faisant partie d’un même ensemble. D’ailleurs, une suite est proposée au film en 1945 : la Maison de Dracula, où nous retrouvons une nouvelle fois le personnage du docteur, du monstre de Frankenstein ainsi que celui du lycanthrope. Frankenstein et Dracula ont donc plusieurs points communs : en plus de faire partie
du même spectre de lecture (horreur et fantastique), ils se sont exilés de leur romans respectifs. Cela fait que leurs mythes se situent également entre deux visions, c’est-à-dire celle de la spiritualité et celle de la modernité, clinique et scientifique.95 Ces deux visions découlent d’une certaine définition du fantastique, entre croyance démoniaque héritée du passé tragique et réalité hédoniste, nonchalante ou athée de l’époque des Lumières.96
Frankenstein et Dracula sont donc deux personnages relevant du même univers imaginaire, pouvant ainsi se croiser librement dans différentes œuvres de fiction. Ces films témoignent peut-être ici d’un héritage du mouvement littéraire gothique dont nous parlions, décrit par Salagean comme un mouvement qui s’attache au sensationnalisme ainsi qu’aux grands frissons97.
Le sensationnalisme humoristique de ces films semble démystifier, de prime abord, le mythe autour de Dracula et Frankenstein, mais le caractère malléable de ces personnages, ainsi que leur capacité à dialoguer entre eux, renforce paradoxalement leur caractère mythique et immuable.
L’assimilation, par cette lecture générale de l’univers littéraire et mythique fantastique, des deux personnages que sont Dracula et Frankenstein, s’illustre dans la carrière de George Bess, notamment par son dernier grand ouvrage publié en 2021, l’adaptation du Frankenstein de Mary Shelley.
Après le succès de l’adaptation de Stoker, pour laquelle il est en compétition pour le Fauve d’Or (prix du meilleur album au Festival International de la BD d’Angoulême) et reçoit le Prix Spécial du Jury au Festival Imaginales d’Épinal, George Bess, ainsi que la maison d’édition Glénat, décident de poursuivre dans la voie de l’univers fantastique, comme s’il s’agissait d’une suite logique au Bram Stoker Dracula sorti en 2019.
Avant de se centrer sur ces adaptations de romans, George Bess est avant tout un auteur et un dessinateur pluridisciplinaire, ayant débuté sa carrière dans les années 70, durant l’apogée du genre des comics américains. Il participe notamment à l’illustration de plusieurs magazines, tels que le journal satirique Mad, et travaille chez King Features Syndicate, l’un des premiers distributeurs mondiaux de comic strips et de cartoons, en reprenant le héros de comic trip Le Fantôme du Bengale créé par Lee Falk.
Le phénomène des comics débute en réalité à la fin des années 30 et au début des années 40, par l’apparition du nouveau support qu’est le fascicule.98 Le comic book prend son véritable essor lors des années 50 et 60, avec Stan Lee, Jack Kirby et donc Marvel Comics, qui révolutionne le genre, notamment avec le succès des supers-héros99.
Par ailleurs, les personnages de super-héros, hormis leurs pouvoirs surnaturels, présentent des caractéristiques communes aux créatures fantastiques, si nous prenons en considération une certaine lecture, adolescente, de ces comics : en effet, ils questionnent une identité hybride et mettent en relation le corps et sa constante transformation100. Cela a dû participer cette fascination, pour toute une génération de lecteurs et d’auteurs, pour l’univers fantastique :
L’autre groupe d’éléments fantastiques tient à l’existence même d’êtres surnaturels , tels que le génie et la princesse- magicienne, et à leur pouvoir sur la destinée des hommes. Tous deux peuvent métamorphoser et se métamorphoser ; voler ou déplacer êtres et objets dans l’espace, ect. Nous sommes ici en face d’une des constantes de la littérature fantastique : l’existence d’êtres surnaturels, plus puissants que les hommes.101
Un héritier d’une révolution de la bande dessinée
George Bess évolue alors, lors de ses débuts en Suède, dans une Europe américanisée102. En bande dessinée, cette modernité se traduisait par des caractéristiques iconographiques et scénaristiques particulières. Tandis que la France et l’Europe se cantonnaient à des bandes dessinées enfantines et humoristiques, les comics américains, malgré leur nom, visaient un public plus large, s’émancipant du caractère « comique » de la bande dessinée.
Ce sérieux donné à la bande dessinée a mené à la création du graphic novel103 dans les années 70, une bande dessinée plus mature104, au moment où notre auteur débute sa carrière. L’émergence de cette nouvelle bande dessinée pour adultes a des raisonnances en France et marque une période de renouvellement, notamment avec la sortie de l’Écho des savanes en 1972 et de Métal Hurlant et Fluide Glacial, 1975.105
George Bess a grandement été inspiré par les travaux de Jean Giraud, dit Moebius, l’un des fondateurs de la maison d’édition les Humanoïdes associés, éditrice du magazine Métal Hurlant. Il y a d’ailleurs publié pendant une longue période (entre 1988 et 2008) la série du Lama Blanc, inspirée de ses nombreux voyages en Inde, avec le scénariste Alejandro Jodorowsky. Les magazines Métal Hurlant et Fluide Glacial ont largement participé à l’insertion de l’univers de la science-fiction dans la bande dessinée française ainsi que du fantastique sous toutes ses formes.
La convergence et l’influence de ces univers est propre au corpus de bandes dessinées de George Bess. Nous citons par exemple la série de bandes dessinées de science-fiction Amen, sortie en 2021 (et donc la même année que Frankenstein) aux éditions Comix Buro, ainsi que la série fantastique Leela et Krishna, sortie en 2000 aux éditions Carabas.
Dracula n’est pas la première approche vampirique de George Bess, ayant également sorti entre 2011 et 2012 une série en trois tomes, le Vampire de Bénarès. Cette série est également inspirée de ses voyages en Inde : elle raconte l’enquête de Mircea (nom d’emprunt au frère de Vlad Tepes, figurant aussi dans la bande dessinée de Croci et Pauly) au cœur de Bénarès, à la recherche de son ami journaliste disparu. Cette série met en avant, une nouvelle fois, l’importance de l’enquête et des recherches autour des vampires. Le mythe du vampire est immortel car, à jamais inaccessible, comme le suggère le titre du deuxième tome, l’Origine du mal.
Prenons le temps d’analyser de plus près le tournant évolutif de la bande dessinée française des années 70. La BD franco-belge de 1945 à 1965 s’adressait à un très jeune public, allant de onze à quatorze ans, et surtout, à des amateurs de « vraisemblable », si l’on se tient à l’expression utilisée par Muchembled dans son chapitre « Diaboliquement bon. Pub, bière et BD » de Une histoire du diable.
La bande dessinée, dès lors, ne conçoit le fantastique que dans un cadre précis : une résolution rationnelle de l’intrigue dans des récits policiers, ou alors en science-fiction. La bande dessinée évolue ensuite à travers l’hebdomadaire Pilote, créé par Goscinny et Uderzo.
Le public visé est plus mur et constitue une tranche d’âge allant de quinze à vingt-quatre ans. Les bandes dessinées publiées dans Pilote participent à une certaine critique sociale et politique de l’époque, axée sur l’ironie, mais nettement moins affirmée que le journal satirique Hara-Kiri : selon Muchembled, nous avons ici un écho de la contestation de l’ordre des adultes nourris par une bande dessinée post-soixante-huitarde, bien distant de Mickey ou des bandes dessinées catholiques.
Contrairement aux États-Unis, la représentation de figures diaboliques est donc humoristique : tourné en ridicule, le monstre de Frankenstein de Gotlib est une caricature face à une nouvelle philosophie contaminée par un désir social de libération et aux utopies. Philippe Druillet, alors engagé chez Pilote, a ce que Muchembled nomme « une veine noire », c’est-à-dire une fascination importante pour les monstres, notamment ceux de Lovecraft.
Cette veine noire transgressive va de paire avec la loi du 16 juillet 1949 ayant interdit la représentation de la violence dans la bande dessinée106. De ce désir de transgression naît donc Métal Hurlant, en collaboration avec Moebius. Il se trouve que Druillet, illustrateur de monstres, est un grand amateur du roman de Stoker et du personnage de Dracula.
Alors qu’il n’est que débutant, Druillet illustre le roman pour le club du livre des éditions Opta, et récidive quelques années plus tard avec un album en noir et blanc, Nosferatu, que Alain Pozzuoli décrit comme étant « crépusculaire et inquiétant, plongeant son héros dans un univers postatomique, à mi chemin de Dracula et Mad Max, où des créatures plus fantasmagoriques les unes que les autres menacent quotidiennement la survie de Nosferatu ».
Druillet réalise également le court métrage Dracula en 1963, en collaboration avec leréalisateur Jean Boullet.107 Le choix d’adapter Dracula peut alors se référer à l’histoire d’une émancipation dans la bande dessinée française, à travers le prisme d’une littérature et d’un imaginaire fantastiques.
Un mythe anglais
Les bandes dessinées de George Bess ont souvent été inspirées de ses nombreux voyages, que ce soit à Stockholm en Suède lors de ses débuts, à New-York aux États-Unis pour une partie de sa carrière dans le monde des comics, au Tibet et à Dharamsala en Inde, ainsi qu’en Angleterre, pour Dracula. George Bess considère Dracula à travers le prisme de la Grande-Bretagne, et notamment, d’un mythe britannique. C’est ce qu’il explique lors d’une interview, où il raconte son immersion dans le mythe du vampire :
George Bess : J’ai été faire un tour à Londres chez un ami qui habite dans un endroit de la ville qui s’appelle Hampstead. C’est l’endroit où quasiment tout se déroule. Dans l’histoire, quand Dracula vient en Angleterre, ça se passe beaucoup dans ce quartier. Il se trouve que cet ami connaît bien Londres, l’histoire de Londres, Bram Stoker et tout ça… Tous les anglais sont fous de Dracula. J’ai vu pas mal de monde chez lui pendant des fêtes et tout le monde n’en revenait pas parce que je disais « je vais peut-être faire un truc sur Dracula et j’ai pas du tout envie de faire ça ». 108
En effet, Hampstead se situe dans la banlieue nord de Londres. Au XIXe et XXe siècles, la petite ville est très prisée par les artistes et les hommes de lettres, tels que Charles Dickens, Robert Louis Stevenson, George Orwell, Sigmund Freud et Karl Marx.109 Ce fait est toujours d’actualité, car quelques stars de la chanson y séjournent régulièrement, comme par exemple Elton John ou Mick Jagger110.
Dans Dracula, le personnage de Lucy fait ses premières victimes au cimetière d’Hampstead, où elle y est enterrée :
MYSTÈRE À HAMPSTEAD
Les environs de Hampstead connaissent pour l’instant une série d’évènements qui ne sont pas sans rappeler ceux que les amateurs des gros titres ont appelés, en leur temps : L’horreur de Kensington. La femme à la dague ou La dame en noir111. Au cours de ces deux ou trois dernières journées, un certain nombre de jeunes enfants ne sont pas rentrés, après être allés joués sur la lande. Retrouvés un peu après, ils se révélaient tous trop jeunes pour pouvoir donner, de leur étrange attitude, un motif cohérent. Leur excuses, cependant, ramènent à un point commun : tous auraient suivi une dame « bien belle ».
[…]
L’HORREUR DE HAMPSTEAD
Une nouvelle victimes
Encore la dame « bien belle » ?
Nous venons d’apprendre qu’un autre enfant, absent la nuit dernière, vient d’être retrouvé, dans les dernières heures de la matinée, sous un buisson d’ajoncs à Shooter’s Hill, partie de Hampstead un peu moins fréquentée par les enfants. Comme dans les deux autres cas, la gorge portait une trace de morsure.112
La lecture de ses coupures de journaux est d’ailleurs illustrée à la planche page 145 de notre bande dessinée. Ensuite, George Bess évoque le Highgate Cemetery, l’un des cimetières les plus célèbres de Londres, un cimetière « comme on en rêve » :
George Bess : C’est comme qui dirait une jungle avec des arbres immenses ; au printemps, ce doit être extraordinaire mais nous y sommes allés en hiver. Il y a un coté romantique, gothique, justement il y a tout déjà là dedans. Il semblerait que Bram Stoker y ait passé pas mal de temps, il l’a mis dans son bouquin mais je ne crois pas qu’il le cite.113
Ce cimetière a été inauguré en 1839, quatre jours avant le vingtième anniversaire de la reine Victoria. Il n’est effectivement pas cité dans l’œuvre de Stoker, mais l’auteur s’est sûrement inspiré de la légende d’Elizabeth Siddal, première femme du poète et peintre préraphaélite Daniel Gabriel Rossetti. Alors qu’elle est enterrée avec plusieurs des poèmes de Rossetti, celui-ci, voulant récupérer son manuscrit, la fait exhumer sept ans plus tard. Dans la tombe, il découvre alors un corps intact, sans aucune trace de décomposition, ses longs cheveux roux et ses ongles ayant continué à pousser même après sa mort.114
Les dessins de George Bess ont donc été inspirés des lieux fréquentés par l’auteur, et sont particulièrement marqués par l’esthétique du gothique et du romantisme de l’époque victorienne. C’est seulement après cette immersion géographique que l’auteur ouvre le bouquin de Stoker, afin d’en tirer les grandes lignes. La bande dessinée de George Bess est ainsi très structurée, comportant de nombreuses parties (lieux et personnages), dans le but de rendre le roman de Stoker plus clair115.
George Bess : J’ai pensé que ça pouvait être un truc original de ne pas faire comme les autres, à savoir de garder le vampire et d’inventer une histoire, tout le monde le fait. Je trouvais ça intéressant de rentrer dans l’histoire que moi, je n’ai pas aimée, tout en la recréant d’une manière compréhensible.116
La bande dessinée de George Bess témoigne de la volonté de l’auteur, malgré une certaine aversion pour le roman de Stoker, de s’immiscer dans l’univers de Dracula. Pour créer ses dessins, George Bess s’inspire d’éléments concrets et géographiques. Il choisit de voyager en Angleterre, sur les terres de Stoker, afin de pouvoir comprendre ses choix narratifs. Il aurait très bien pu revenir sur les traces des vampires en Roumanie, mais il s’agit ici d’illustrer le roman dans le cadre de son écriture et non pas dans son cadre fictionnel.
D’ailleurs, l’auteur choisit de faire commencer l’intrigue dans le cimetière de Whitby avec Mina et Lucy, et non pas dans les Carpates avec Jonathan et le comte.
Une vision politique et voltairienne du vampire
À vous entendre il n’y a aucune passerelle logique entre Le Vampire de Benarès et l’œuvre de Bram Stoker ?
George Bess : En fait, ce sont des histoires de vampires. C’est une blague que je voulais faire, si on peut dire. Un jour, j’ai eu une illumination, je me suis dit : en fait, on parle de vampire et tout ça, c’est à la mode, il y a ça partout à la télé, mais ils existent vraiment. Ils existent dans la réalité sauf qu’on ne les voit pas comme ce qu’ils sont.
On ne parle pas d’eux comme étant des vampires, mais ils sont partout. Ils sont dans les armées, les banques, les gouvernements surtout, il y a d’ailleurs un beau spécimen en Turquie qui s’appelle Erdogan, vous allez en Russie vous en trouverez un autre, soi- disant sportif mais c’est quand même une pourriture, ils sont un peu partout, non ? Je ne vous parle même pas de la France…
Dès que je vois un homme politique, c’est un vampire, parce que pourquoi est-il là ? La différence que j’ai soulignée dans mon histoire c’est qu’ils ne se nourrissent pas du sang des gens mais de la misère du monde.117
Revenons quelques instants sur le Vampire de Bénarès. Il semblerait que la série soit, en réalité, une métaphore politique visant à dénoncer les acteurs d’un abus de pouvoir politique et économique dans nos sociétés. Cette comparaison a été reprise de maintes fois et par différents artistes, afin de diaboliser ceux et celles qui pratiquent cette forme d’injustice.
La comparaison, comme le montre George Bess, touche généralement aux chefs d’États et aux institutions (hommes politiques, armée). La bande dessinée en France, comme nous l’avons vu avec la « veine noire » de Druillet ainsi qu’avec les magazines satyriques des années 60 et 70, évolue à travers une certaine opposition politique. Le vampire ici se sustente non pas pour survivre, mais par profit.
Nous pouvons nuancer la position supérieure du vampire quant aux mortels qu’il tue, car il leur est lui- même soumis par un besoin de sang. Contrairement à Dieu, il oscille entre la Vie et la Mort, et cet état de mort-vivant lui confère donc une certaine forme d’hybris : tout comme chez Frankenstein ou le Prométhée moderne, le comte Dracula prend et redonne la vie, mais cette forme de vie, la malédiction du vampire, condamne le maudit à une errance et une soumission éternelle.
Dans Dracula, le personnage de Renfield incarne cette soumission, il est d’ailleurs fou et interné dans un asile psychiatrique. Tous ceux qui se sont soumis à Dracula, Lucy, Renfield, ont perdu une forme de liberté et sont devenus maudits, fous, puis morts. Les autres personnages, quant à eux, réussissent à s’émanciper du pouvoir du comte grâce à leurs questionnements, leurs recherches et enfin, leur combat contre les forces du Mal.
Ces vampires étaient des morts qui sortaient la nuit de leurs cimetières pour venir sucer le sang des vivants, soit à la gorge ou au ventre, après quoi ils allaient se remettre dans leurs fosses. Les vivants sucés maigrissaient, pâlissaient, tombaient en consomption ; et les morts engraissaient, prenaient des couleurs vermeilles, étaient tout à fait appétissants. C’était en Pologne, en Hongrie, en Silésie, en Moravie, en Autriche, en Lorraine, que les morts faisaient cette bonne chère.
On n’entendait point parler de vampires à Londres, ni même à Paris. J’avoue que dans ces deux villes il y eut des agioteurs, des traitants, des gens d’affaires, qui sucèrent en plein jour le sang du peuple ; mais ils n’étaient point morts, quoique corrompus. Ces suceurs véritables ne demeuraient pas dans des cimetières, mais dans des palais fort agréables.118
Nous retrouvons ce passage dans l’entrée « Vampire » du Dictionnaire Philosophique de Voltaire (ici l’édition de 1878). Le vampire est ici comparé aux gens d’affaires de l’époque, dépouillant ainsi le peuple de leurs richesses. Voltaire dénonce la banalisation de cet acte par comparaison avec le vampire, qui lui, prend la peine de se sustenter la nuit et non pas « en plein jour », ce qui souligne le comportement honteux de ces traitants.
Voltaire accentue sa critique en atténuant, du moins, la monstruosité du vampire, qui contrairement aux palais des « suceurs véritables », ne restent que des créatures fictives vivant dans des cimetières. Dans cette critique piquante, Voltaire instaure un lien entre sustentation et dépouillement financier. Cette satire est réitérée, par exemple, dans un sketch des Inconnus appelé « Rap Tout (Vampire) »119, où les trois humoristes performent un morceau de rap déguisés en Dracula(s).
En effet, nous voyons sur la pochette que Didier Bourdon, Bernard Campan et Pascal Legitimus sont certes déguisés en vampires, mais plus précisément en comte Dracula tel que nous le connaissons dans les films de Browning et de Fischer. L’apparence noble et aristocratique de Bela Lugosi ou de Christopher Lee, portant un costume et des cheveux noirs plaqués en arrière, s’adapte ainsi parfaitement aux personnages de contrôleurs fiscaux interprétés par les humoristes.
Le Dracula de George Bess semble être l’héritier d’une évolution de la bande dessinée française, notamment à travers la montée des genres de la science-fiction et du fantastique des années 70, quelque peu issue d’une vision américaine d’un neuvième art pour adultes. Le Dracula de Bess ne se base pas sur les recherches de Stoker, sur l’Histoire, mais bien sur l’histoire de l’auteur, mythe populaire anglais. Chez George Bess, nous avons vu que la bande dessinée ainsi que le vampire présentent tous deux un véritable pouvoir de dénonciation.
Une forme artistique et un artiste (et aujourd’hui les deux sont devenus tout à fait inséparables, ce qui n’était pas non plus le cas au moment où j’écrivais Formes et politiques de la bande dessinée) ne peuvent tout simplement plus se permettre de ne pas adopter de position politique : qu’on le regrette ou non, l’art est censé servir une cause et l’artiste est supposé s’engager en faveur de la même.120
Cet article s’inscrit dans une série consacrée à Dracula, voir ci-dessous :
1 – Le mythe de Dracula : adaptations et représentations
2 – Dracula l’immortel : mythe, chronologie et illustrations
3 – Les vampires illustrés : Pascal Croci, Françoise-Sylvie Pauly
4 – Dracula et George Bess : Vision Pluridisciplinaire et Voltarienne
5 – Hippolyte : Dessins, Identité et Audaces Esthétiques
6 – Dracula : un développement transmédiatique
7 – Dracula : Nosferatu, Aristocrate et Coppola
8 – Dracula revisité : Entre mythe et Réalité
9 – Dracula : Mythes, Bande Dessinée et sérialité Médiatique
Pour plus d’informations sur ce mémoire, n’hésitez pas à vous adresser directement à l’autrice ci-dessous.
Carla BEDINI
Livres pour approfondir
Bram Stoker Dracula Édition Prestige
En 1897, un roman épistolaire signé Bram Stoker introduit au public l’extraordinaire Dracula, un être immortel se nourrissant du sang des vivants pour les métamorphoser en créatures maléfiques. Bien que Stoker n’ait pas créé le concept du vampire, il lui a donné sa forme moderne en érigeant le comte Dracula en une figure iconique et emblématique qui a inspiré des générations d’écrivains.
Frankenstein – Édition prestige
Dans la continuité de son brillant Dracula, Georges Bess offre une adaptation somptueuse du Frankenstein de Mary Shelley. Son noir et blanc profond et élégant magnifie la dramaturgie, créant une œuvre grandiose. Le trait acéré et l’encrage puissant de l’auteur insufflent le souffle romantique de cette histoire, celle du cauchemar d’un monstre et de la folie d’un homme.
Notes
- 87 POZZUOLI, op.cit., p.85.
- 88 SPOOKY, op.cit.
- 89 GIANATI L., CIRADE L., FARINAUD S. et GAYOUT C. « « Tout ce que je fais est uniquement du hasard » », entretien avec Pia et George Bess, 2019.
- 90 POZZUOLI, op.cit., p.330.
- 91 STOKER, op.cit., p.29.
- 92 SALAGEAN, op.cit., p.10.
- 93 POZZUOLI, op.cit, p.330.
- 94 POZZUOLI, op.cit, p.251.
- 95 SALAGEAN, op.cit., p.251.
- 96 MUCHEMBLED, op.cit., p.197.
- 97 SALAGEAN, op.cit., p.10.
- 98 ORY Pascal, MARTIN Laurent, MERCIER Jean-Pierre et VENAYRE Sylvain. L’art de la bande dessinée, Citadelles & Mazenod, 2012. p.160.
- 99 ORY, op.cit., p.166.
- 100 op.cit., p.169.
- 101 TODOROV Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970. p.115.
- 102 S’étant donc construite sur l’assimilation des États-Unis à la modernité
- 103 Roman graphique : bande dessinée, généralement pour adultes, d’une longueur comparable à celle d’un roman, caractérisée par la grande place accordée au texte. (Les œuvres de Hugo Pratt, Robert Crumb et Art Spiegelman sont particulièrement représentatives du genre.), définition du Larousse.
- 104 ORY, op.cit., p.260.
- 105 ORY, op.cit., p.290.
- 106 MUCHEMBLED, op.cit., p.316 à 322.
- 107 POZZUOLI, op.cit, p.225.
- 108 GIANATI L., CIRADE L., FARINAUD S. et GAYOUT C, op.cit.
- 109 POZZUOLI, op.cit., p.276-277
- 110 Curieuse coïncidence, mais George Bess s’est très nettement inspiré de Keith Richards, célèbre guitariste des Rolling Stones, afin d’illustrer son Renfield…
- 111 Ce titre fait également écho à une production cinématographique anglaise de 2012, la Dame en Noir, de James Wattmans. L’histoire traite d’un jeune clerc de notaire anglais, alors envoyé dans un village du nord-est de l’Angleterre pour régler la succession d’une cliente décédée. Lorsqu’il cherche à récupérer des documents dans sa demeure abandonnée, il remarque la présence d’une femme vêtue de noir dans le cimetière attenant. Ce film est une adaptation du roman gothique de Susan Hill The Woman in Black, publié en 1983. Nous remarquons que ces œuvres, inscrites dans le genre du fantastique et du gothique présentent de nombreux points communs avec Dracula (nous y retrouvons la thématique de la mort, de l’amour, ainsi que le personnage du jeune clerc de notaire) et peut-être, des sources communes, dont la légende d’Elizabeth Siddal.
- 112 STOKER, op.cit., p.270-272.
- 113 GIANATI L., CIRADE L., FARINAUD S. et GAYOUT C, op.cit.
- 114 POZZUOLI, op.cit., p.285.
- 115 : 1. Whitby ; 2. Jonathan ; 3. Dracula ; 4. Le Château ; 5. Les concubines du comte ; 6. Dans la crypte ; 7. Lucy ; 8. Le Déméter ; 9. L’étrange mal de Lucy ; 10. Lucy est morte ; 11. La seconde mort de Lucy ; 12. Le retour de Jonathan ; 13. Le Nosferatu ; 14. La fin tragique de Renfield ; 15. Où Dracula est pris à son propre piège ; 16. La traque du démon des Carpates.
- 116 GIANATI L., CIRADE L., FARINAUD S. et GAYOUT C, op.cit.
- 117 GIANATI L., CIRADE L., FARINAUD S. et GAYOUT C, op.cit.
- 118 VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique, Garnier, 1878. p.548.
- 119 Il s’agit d’un jeu de mots sur les personnages de Disney les frères Rapetou, des bandits qui tentent incessamment de voler de l’argent dans le coffre de Picsou.
- 120 CONARD, Sébastien. « Retour sur Formes et politiques de la bande dessinée (1998) », entretien avec Jan Baetens. Propos recueillis par échange de mails, entre le 15 juillet et le 5 août 2020, mise en forme par Benoît Crucifix sur le site Du9.