Cet article fait référence à la partie 3 du mémoire de Carla BEDINI réalisé durant son Master II Littérature Générale et Comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle (2022/2023)
Titre du mémoire : Adapter et représenter le mythe de Dracula : les bandes dessinées de George Bess, Pascal Croci et Hippolyte
Cet article est le huitième d’une série de 9 articles consacrés à Dracula. Voir à la fin pour plus d’informations.
Sommaire
Dracula revisité : Entre Fantasmes du Lecteur et Choix Esthétiques des Créateurs
Croci : Quand tu lis un livre, tu te fais tes images mentales sur l’histoire ; quand quelqu’un fait un film adaptant le livre, tu es forcément déçu car cela ne correspond pas à tes images. Même si ici c’était de la bande dessinée, c’était bien de jouer avec les fantasmes du lecteur. Si je ne le montrais pas, je devais toutefois utiliser des artifices. Quand il parle, je montre une statue, qui évoque ce qu’il est en train de dire ; ou alors une ombre, comme dans le film de Coppola.171
Nos bandes dessinées héritent de l’image évolutive de Dracula au cinéma, mais aussi en littérature (les stryges, la chauve-souris, le nosferatu, chez Stoker, etc), en peinture et en Histoire (via les portraits de la famille Tepes et la reprise des codes vestimentaires de l’époque victorienne), ect.
Même si nous distinguons différents topoï quand à la représentation du comte, nous voyons que ceux-ci mutent et se mélangent même. Certains draculas, représentatifs d’une époque et d’une esthétique révolue, se meuvent dans la parodie, si nous prenons pour exemple le cas de Polanski.
Les questionnements autour de la genèse de l’œuvre incitent également les réalisateurs à vouloir changer l’image du comte, afin de la rapprocher de celle d’un être humain réel, comme chez Coppola. Notre interprétation des planches par rapport aux films n’est certainement pas effective, ce ne sont là que des hypothèses, des rapprochements curieux qui remettent en question les propos et la volonté d’indépendance de Bess quant au corpus de représentations qui le précèdent.
L’auteur, comme nous autres, s’est probablement laissé guider par la quantité impressionnante d’images relatives au comte, aux autres personnages, ainsi qu’aux décors.172 Son choix esthétique ne peut aboutir, puisque l’observateur, le lecteur, regardera son œuvre à travers une grille de lecture particulière, c’est-à-dire, dans une relation sérielle.
C’est pourquoi Croci, à défaut de vouloir redéfinir l’une de ces images, choisit de ne pas dessiner Dracula. Son choix fait appel à notre imagination, à notre propre représentation de ce qu’est Dracula. Tout ce qu’il peut en rester est une ombre, ou une statue immortellement figée dans le temps.
Pourtant, nous rappelons que la bande dessinée de Croci et Pauly débute par un premier album, et donc par l’histoire de Tepes. Malgré une liberté d’image donnée au lecteur, il s’agit ici d’un parti pris quant à l’inscription du personnage dans telle ou telle genèse, dans tel ou tel univers.
Alors, nous pouvons supposer qu’une œuvre, telle qu’une bande dessinée ou un film, construit et participe d’elle-même au mythe de Dracula, puisque nous avons vu lors de cette analyse que ce sont bien les images fantasmées du lecteur qui le nourrissent. Croci s’inscrit donc dans la lignée d’auteurs et de réalisateurs fantasmant un Dracula historique, alors nommé Vlad Tepes.
Mythopoésie vampirique : Interprétations allégoriques et archétypales de Dracula
Contrairement au commun des mortels, le vampire fictif est intemporel, ce qui signifie qu’il ne se situe ni dans le passé, ni dans le présent, ni même dans le futur. Le temps n’a pas la même signification pour cet être qui se caractérise par sa propension à changer de sens tout en demeurant figé dans sa jeunesse éternelle. Et changer sans en être affecté n’est-il pas le plus fascinant de tous les pouvoirs ? 173
Dans « Pour une mythopoétique : quelques propositions sur les rapports entre mythe et fiction », Véronique Gély fait appel au théoricien et critique littéraire Northrop Frye et à sa distinction entre le « mythos » et le « mythe » : «mythos» (en grec, intrigue ou développement factuel d’une histoire) est le nom, en adoptant le terme utilisé par Aristote dans la Poétique, de la création des œuvres littéraires. Selon lui, la mythologie se subdivise en quatre modalités : la comédie, la romance, la tragédie, l’ironie et la satire.
Le nom de « mythe », quant à lui, est attribué au « type d’histoire qui concerne généralement un dieu ou toute autre créature divine». On distingue donc le développement factuel d’une histoire selon un ton ou un genre donné, à une catégorie d’histoire, avec une thématique a priori divine. Pour Frye, les mythes font partie intégrante du corpus d’histoires de chaque société. Gély les assimile, par leur forme, à des légendes et des contes populaires, tout comme Dracula.
Elle note aussi que Frye donne deux types d’interprétation à ces mythes : une interprétation allégorique, caractéristique de la tradition judéo-chrétienne, et une interprétation « archétypale », celle des « poètes », dont l’intention est de ne pas interpréter, mais de représenter.174
Les films, romans et bandes dessinées issues relevant de Dracula héritent donc d’une interprétation allégorique et religieuse, non seulement de l’œuvre de Stoker, mais principalement du mythe du vampire, les deux étant des diables ou leurs serviteurs. Cette interprétation allégorique, par delà la figure diabolique du vampire, a évolué vers des archétypes tels que nous les avons abordés.
Le « poète », c’est-à-dire l’écrivain, le cinéaste, et l’illustrateur175, recrée le mythe à travers ses archétypes, alors que le commentateur essaie d’en tirer un sens profond, en tant qu’allégorie ; c’est pourquoi Croci, bien qu’intégrant la figure de Vlad Tepes dans l’approche du Dracula de Stoker, ne fait que reprendre et ré-imaginer l’archétype de Dracula en Vlad Tepes. Frye explique l’évolution dumythe chronologiquement : au départ, les mythes sont des histoires de dieux ou qui relèveraient de dieux, puisque dans notre cas, il s’agit d’un démon.
Ces mythes divins finissent par s’organiser autour d’un canon qui est donc appelé « mythologie » : il « représente l’idée que se fait une société de son contrat social avec les dieux, les ancêtres et l’ordre de la nature ». Le mythe du Diable, comme nous l’avons vu, n’a cessé d’évoluer autour de ces thèmes, et le vampire, ainsi que Dracula, se posent ici comme des représentations diaboliques de leur époque.
Les problématiques de la société s’expriment donc à travers cette modalité qu’est la mythologie de Dracula. Selon Frye, les mythes et les contes se différencient sur ce point : les contes sont nomades et parcourent le monde, tandis que les mythes grandissent en relation avec une religion enracinée dans une culture176.
Si nous remontons à notre chronologie du vampire ainsi qu’aux différentes sources citées, nous pourrions d’abord nous dire que Dracula est un conte, puisqu’il est adapté et réécrit partout dans le monde. Cependant, les principaux « poètes » ayant adapté ou réécrit Dracula sont issus, pour la plupart, d’un monde occidental et biblique.
La mythologie autour de Dracula est directement et intimement liée à la religion et à notre interprétation judéo-chrétienne de l’œuvre. Pour s’inspirer des décors, Bess a donc pris modèle sur des villes et leurs cimetières, issus d’une culture et donc, d’un esthétisme gothique et victorien catholiques. Croci et Coppola remontent tous deux à l’histoire du prince valaque Tepes, et donc aux guerres de religion contre les ottomans.
Hippolyte, par la technique de la carte à gratter, donne à voir des décors sombres, avec beaucoup de zones d’ombre et de noir. Ces ténèbres mettent en avant cette dualité religieuse entre ombre et lumière, entre le Mal et le Bien. Cette vision biblique et manichéenne, dans Dracula tout comme dans Frankenstein, s’exprime autour des limites de l’émergence d’un savoir sur l’inconscient ainsi que sur les limites de la science177.
Nous allons donc voir en quoi les bandes dessinées de nos auteurs, et donc de nos poètes, relèvent toutes d’une mythologie commune, et comment elles participent d’elles-mêmes à la constitution du mythe de Dracula.
Dracula réel et imaginaire : Entre documents authentiques et fiction captivante
Ce livre surprenant, à l’élégant format à l’italienne, entre bande dessinée et ouvrage illustré, nous entraîne sur les traces de Jonathan Harker depuis son départ du Devon jusqu’à son arrivée en Transylvanie, au col de Borgo. Cette surprenante variation de l’œuvre de Stoker s’articule habilement « à la manière » du roman de Stoker, à l’aide d’une multitude de (fausses) lettres, de relevés d’expédition, de dépêches, de cartes géographiques, et même de menus censés avoir été proposés au jeune clerc de notaire lors de ses escales en Allemagne, en Hongrie et en Roumanie.
Cet ensemble donne une telle crédibilité à l’ouvrage qu’on se laisse prendre à la magie du mensonge et emporter sur les rives du cauchemar comme si nous y étions.178
Même s’ils choisissent de ne pas le dessiner, Croci et Pauly cultivent la mythologie tout autour de Dracula, notamment avec leur roman graphique À la recherche de Dracula : Carnet de voyage de Jonathan Harker. Ce carnet de voyage est censé compléter le récit de Stoker, qui y est d’ailleurs intégré comme personnage.
Jonathan rencontre le romancier avant son fameux voyage dans les Carpates, qui sera agrémenté de divers documents, tels que des photographies, des croquis, et encore plus surprenant, des menus et des recettes de cuisine. Stoker y figure avec son vrai nom, qui est Abraham et non pas Bram, ce qui renforce le caractère « véritable » des événements. Ces documents sont regroupés dans la thèse d’un certain Miles Alastair James, élève à l’Université de Cambridge. Le nom de James s’inspire de l’écrivain Henry James, cité en tout début d’ouvrage :
Rends suffisamment intense, me dis-je, la vision générale du Mal que le lecteur peut avoir – or cela est une tâche charmante (…). Fais-lui concevoir le Mal, Fais-le-lui concevoir selon ses propres critères, et tu seras dispensé de vaines spécifications.
HENRY JAMES, Le Tour d’écrou (extrait de la préface au tome VII de la New York Edition)
Ce roman graphique immerge le lecteur dans le monde de Dracula et donc, dans une « vision générale du Mal », riche et « intense ». Croci nous donne ainsi une vision qui se veut globale et assez réaliste du mythe, preuves à l’appui. Le but ici est de briser, une fois de plus, les frontières qu’il restait entre fiction et réalité. Cette fêlure fait donc de Dracula un mythe, car comme nous l’avons compris, le mythe se construit de l’immersion de l’irréel dans le réel.
Ensuite, certaines photographies, ainsi que certains documents et menus, semblent quant à eux véridiques. Ils sembleraient venir des véritables recherches de Croci et Pauly dans les Carpates, et donc sur les traces d’un « vrai » Dracula. Il est intéressant ici de voir le mythe traité comme un réel objet d’étude, même si Pauly et Croci savent, comme tout lecteur, qu’il ne s’agit que d’une fiction, est régulièrement agrémenté de fausses preuves, d’indices, de correspondances et de pistes diverses, et ce « tout » est particulièrement bien représenté dans nos bandes dessinées par delà l’alliance du texte et de l’image.
Vlad Tepes : Entre Histoire et fiction gothique
Croci et Pauly, tout comme Bess, ont donc voulu communier avec une certaine forme de réalité en investiguant en Angleterre et dans les Carpates.
Cette recherche va de paire avec le caractère documentaire du voyage de Jonathan, mais aussi avec le mythe du prince valaque Vlad III :
Croci : Au fur et à mesure que j’avançais dans l’écriture du scénario de BD, je me suis rendu compte que le personnage de Vlad Tepes « l’empaleur » aurait plus d’importance. D’autant qu’au moment où j’imaginais cette histoire avec le personnage historique, celle-ci n’avait jamais été racontée en BD.
Le premier album doit donc se lire comme un préambule à l’adaptation du roman, il relate comment Vlad devient un vampire et se situe en amont du roman de Stoker. En inventant la rencontre entre Bram Stoker et l’archiviste du British Museum, je raconte la genèse imaginaire du roman avec toujours ce mélange de réalité et de fiction et cette interrogation personnelle, en leitmotiv, qui m’est chère : « De quoi sommes-nous certains ? »179
Avant d’être un mythe, et donc avant d’être assimilé à la mythologie de Dracula, Vlad Tepes est avant tout un personnage historique, considéré comme un héros national en Roumanie. Voici les principaux éléments chronologiques qui composent sa biographie :
- 1428-29 : Vlad Tepes, le fils de Vlad Dracul, est né.
- 1436 : Vlad Tepes devient le Prince de Valachie et s’installe à Targoviste.
- 1442 : Vlad Tepes est emprisonné avec son père par les Turcs.
- 1443 : Vlad Tepes devient un otage des Turcs.
- 1447 : Vlad Dracul est décapité.
- 1448 : Vlad Tepes prend brièvement le trône de Valachie. Il est ensuite détrôné et part en Moldavie où il se lie d’amitié avec le Prince Stefan.
- 1451 : Vlad et Stefan fuient en Transylvanie. 1455 : Chute de Constantinople.
- 1456 : Le voïvode transylvain Jean (John) Hunyadi aide Vlad Tepes à prendre le trône de Valachie. Vladislav Dan est exécuté.
- 1459 : Massacre de Pâques des boyards (aristocrates des pays orthodoxes) et reconstruction du château de Dracula, la citadelle de Poenari. Bucarest est établi comme le second centre gouvernemental.
- 1461 : Campagne gagnée face aux Turcs. Retraite estivale à Targoviste.
- 1462 : Vlad Tepes s’enfuit en Transylvanie après une bataille à la citadelle de Poenari. Il entame treize ans d’emprisonnement en Hongrie.
- 1475 : Vlad Tepes reprend le trône de Valachie après les guerres d’été contre les Turcs en Serbie.
- 1476-77 : Vlad Tepes est assassiné.180
Plusieurs éléments relatifs à la vie et au règne des Tepes sont représentés et transformés dans la bande dessinée de Croci. L’histoire racontée dans la bande dessinée a été légèrement modifiée, y incluant donc le personnage de la princesse Cneajna (figure 47), épouse de Vlad.
En réalité, la Princesse Cneajna, de la famille princière moldave Musat, serait la mère de Vlad III.181 Chez Croci, le récit début dans le journal de Cneajna, qui relate alors les atrocités commises par son époux. Cela s’illustre à travers des planches macabres, et notamment avec la représentation d’un massacre impliquant des malades et des pauvres182.
En effet, Vlad remarqua la présence de beaucoup de mendiants et d’infirmes dans son pays, alors, il les convia tous à une grande fête, organisée à Targoviste. L’acte généreux devint aussitôt criminel et barbare, puisque Tepes, après les avoir fait entrer dans la salle, ordonna de la barricader et d’y mettre le feu.
Croci choisit de mettre en scène ce massacre dans une église de la ville de Curtea de Arges (Cour d’Arges, une vallée des Carpates), une ancienne capitale de la principauté de Valachie. Les sources actuelles ne nous permettent pas de dire si le massacre a réellement eu lieu, et si il aurait eu lieu dans une église, mais Croci le représente tel quel, s’inspirant très probablement des églises de la ville : l’Église princière Saint-Nicolas de Curtea de Arges, plus ancienne église orthodoxe de Roumanie (1340), et le monastère de Curtea de Arges, abritant la nécropole des premiers rois de Roumanie (1515).
Le choix de ce décor s’explique donc par delà l’importance historique et la richesse culturelle de la ville, héritière des tombeaux des rois et des princes de Valachie. Le « lieu possible » de Croci reste fidèle à la chronologie qui nous indique, selon les dates de construction ainsi que les dates liées à l’histoire de Tepes, qu’il s’agirait fortement du premier monument, et effectivement, la ressemblance entre le dessin et la réalité est frappante :
L’église Saint-Nicolas et les ruines de la cour royale sont situées au centre de Curtea de Arges. Basarab 1er y choisit d’établir la capitale de la Principauté de Valachie (libérée de la domination hongroise à la bataille de Posada en 1330). L’équilibre et l’architecture de l’édifice, les peintures d’une grande qualité artistique, les ornements et les pierres tombales témoignent de la vie de la cour royale valaque depuis 1930.
Le plan en croix grecque respecte le modèle byzantin classique. Les peintures intérieures datent de l’époque d’un certain Vlaicu Voda, Vladislav 1er de Valachie183, mais il y a aussi des fragments de fresques du XVIIIe siècle, que nous apercevons donc sur la photographie et le dessin détaillé de Croci.
Il s’agit d’une nécropole contenant la tombe de Vlaicu Voda (comme nous pouvons le voir sur la photographie, situé dans l’ouverture avec une croix, et probablement dans cette même ouverture derrière Vlad, plus grande sur le dessin de Croci, avec un chandelier), dans laquelle ont été retrouvés de nombreux vestiges archéologiques du XIVe siècle.
Sur le dessin, les couleurs ainsi que les tableaux religieux semblent identiques, même si les proportions de la salle ne semblent pas être les mêmes. Le plus marquant reste le détail des arcs représentant les différents saints, en haut du mur, décor qui n’est pas présent dans le monastère construit en 1515.
Dans la bande dessinée, nous ne voyons pas l’église brûler car Croci ne dessine jamais le moment à l’instantané, mais celui qui le précède ou celui qui le suit. En effet, Cneajna n’assiste pas aux scènes directement et ne fait que rapporter ce qu’elle sait ou ce qu’elle voit, nous sommes donc obligés de suivre son point de vue. Cela laisse libre cours à l’imagination du lecteur, notamment lors de la représentation du massacre des turcs par celui que l’on appelle « l’Empaleur » :
Il (le Sultan) marcha sur environ cinq kilomètres lorsqu’il vit ses hommes empalés ; l’armée du Sultan traversa un champ d’environ trois kilomètres de long et un kilomètre de large rempli de pieux. Il y avait des corps empalés d’hommes, de femmes et d’enfants, environ vingt mille d’entre eux. […] Il y avait des bébés s’accrochant à leurs mères sur les pieux, et des oiseaux avaient fait des nids dans leurs poitrines. 184
Croci met en scène Vlad Dracula, donc Vlad III, aux côtés de Mircea, fils aîné de Vlad Dracul (Vlad II, dit « le Dragon »), représentant de Dieu dans la bande dessinée, où il est moine. Dans l’Histoire, Mircea II a gouverné la Valachie dès 1442, alors que le sultan ottoman Murad II emprisonne son père.
En 1443, le voïvode Jean Hunyadi lance une attaque sur la Valachie, battant à la fois les forces ottomanes et celles fidèles à Vlad Dracul, obligeant ce dernier à négocier avec la cour ottomane pour obtenir son soutien, Mircea II s’enfuyant et entrant dans la clandestinité. Il compte cependant de nombreux partisans et conserve une armée puissante pendant cette période.
Hunyadi place Basarab II sur le trône, mais avec le soutien des Ottomans, Vlad Dracul reprend le trône peu de temps après. Mircea II soutient son père, mais n’approuve pas sa position de se ranger du côté des Ottomans. Vlad Dracul signe un traité avec les Ottomans, qui stipule qu’il paiera le tribut annuel habituel et qu’il autorisera deux de ses fils, Vlad Tepes et Radu le Beau (le Bel), à être retenus en captivité. Croci rend hommage à l’Histoire en prenant le temps d’illustrer les différents portraits des membres de la famille Tepes, comme nous pouvons le voir sur cette planche.
Mircea II n’y est d’ailleurs pas représenté en prince, puisqu’il apparaît dans notre histoire en tant que moine. Par contre, nous retrouvons le portrait de Mircea Cel Batrin. Cet homme est considéré comme l’un des plus grands dirigeants de la Valachie : il régnait sur une partie de l’actuelle Roumanie, c’est-à-dire entre la chaîne sud des Carpates et le Danube185.
Il est le grand-père de Vlad III, de Mircea II et de Radu le Bel, et donc le père de Vlad Dracul. L’ensemble de son règne est dominé, comme pour ses successeurs, par son combat contre l’Empire Ottoman. Il fut finalement contraint de payer un tribut au sultan turc pour la reconnaissance de son contrôle, mais réussit à maintenir, contrairement à ses voisins Balkans, un certain degré d’autonomie pour la Valachie, dont une Église indépendante, une détention des terres par les boyards et le rejet d’une occupation turque permanente.186
Entre 1459 et 1462, Vlad Tepes vécut au château de Poenari. Il est situé dans la région de Valcea du comté d’Arges. Il s’agit d’un point de contrôle stratégique du passage entre la Valachie et la Transylvanie, établi par les princes valaques au début du XIIIe siècle.
La forteresse est finalement abandonnée au XVIIe siècle, où elle fut partiellement effondrée par des glissements de terrain. Croci adapte son dessin à l’atmosphère macabre et pesante de sa bande dessinée, renforçant donc le contraste du noir et du blanc et détaillant le dessin des roches, afin de souligner le côté escarpé et abrupt du décor de la topographie, qui rendait l’accès au château très difficile.
Comme nous le voyons sur le dessin de Croci, l’action se passe probablement en 1459, lors de la reconstruction, puisque la citadelle est presque en ruines. La princesse Cneajna, voulant s’y échapper, est alors victime des vampires que sont alors Vlad Tepes et ses sœurs, Luna et Selena187.
À la fin du premier album, Croci conclut son récit par une représentation du monastère de Snagov. Le décor glacial et austère de cette forêt enneigée nous ramène dans une esthétique fantastique, gothique, et donc, à un imaginaire purement littéraire. Une représentation fidèle des lieux ne pourrait pas fonctionner, car elle ne mettrait aucunement en avant le caractère surnaturel et horrifique d’un Tepes devenant Dracula.
Dracula : Entre voyage réel et Transylvanie imaginaire
Croci : Je ne suis pas un grand voyageur… mais j’ai impérativement besoin de me plonger dans l’atmosphère des lieux que je dessine. C’est pourquoi je suis partie en Roumanie à deux reprises : en 1981, pendant la dictature de Ceausescu, et en 2002, avec Françoise. […] Car Dracula, pour moi, c’est d’abord un décor. J’ai été sidéré par l’ambiance de la première partie du roman : celle qui se déroule au château de Dracula.188
Pourtant, la Transylvanie représentée dans le roman, les films et les bandes dessinées est une Transylvanie imaginaire et non seulement fantasmée par le lecteur, mais aussi par l’auteur. Bram Stoker lui-même ne s’est jamais rendu une seule fois en Transylvanie, qui est dès lors connue comme le « pays des vampires ».
Dracula s’inscrirait dans une fascination transylvaine qui le dépasse et dont il n’en est pas l’origine : selon Miller, ce seraient des récits de voyage du dix- neuvième siècle qui firent connaître la région transylvaine au lecteur de roman noir189.
Les récits de voyage de l’époque témoignaient d’un intérêt pour des régions d’Europe considérées comme très reculées et justifieraient de l’émergence d’une pensée rationaliste et scientifique en Europe occidentale, par la comparaison entre le développement de la science dans nos sociétés et les superstitions ainsi que la barbarie assimilées à ces régions de l’Est, comme l’explique Jean Marigny :
à la fin du XVIe et au XVIIe siècle, les pays de l’Est de l’Europe sont pauvres et d’accès difficile, particulièrement dans les régions montagneuses. Les grandes découvertes de la Renaissance ont bien du mal à pénétrer dans ces lointaines contrées où, en dehors de la bourgeoisie des villes, la majorité de la population, formée essentiellement de paysans, est analphabète.
Ces « contrées lointaines » désignent donc un ensemble de régions telles que la Styrie (Autriche), la Hongrie, la Pologne, la Slovénie, la Roumanie, la Tchécoslovaquie, etc., dont la méconnaissance de l’époque semble être à l’origine d’une représentation fantasmée favorisant l’émergence d’une littérature abondante.
Pour les auteurs, la vérité importe peu. Ces régions, poétiquement appelées « carrefours des maléfices » par Johannes Van Aken dans Histoire vraie du vampirisme, deviennent les terres natales du vampirisme, et l’imaginaire littéraire ne fait que renforcer ces conceptions.190
À la fin du chapitre I de notre roman, Jonathan Harker n’aperçoit jamais le château dans son ensemble. Celui-ci, après un parcours chaotique, y arrive directement dans la cour :
Le voyage me paraissait à présent ne jamais devoir se terminer. Nous montions et descendions, mais, à l’allure générale, je pouvais conclure qu’en fin de compte nous gagnions de l’altitude. Enfin, le cocher fit entrer l’attelage dans la cour intérieure d’un vaste château en ruine. Aucun rayon de lumière ne tombait des fenêtres ; les créneaux endommagés se profilaient, comme des dents, dans le ciel où brillait à nouveau la lune.191
Dracula : Un monde gothique ?
Dans nos bandes dessinées, les châteaux de la figure 46 interviennent précisément à ce moment de l’intrigue. Chez Hippolyte, le château est encore plus irréaliste car il semble émerger de la mer. Les dessinateurs ont voulu représenter le château selon des codes précis, c’est-à-dire une esthétique propre au gothique et aux romans noirs du dix-neuvième siècle : un endroit isolé et hors du monde, tel que le décrit Stoker dans son roman (il est situé au bord d’un précipice, comparé à une prison et perdu au milieu de la forêt et des montagnes).
Nous notons que le château du comte, dans la bande dessinée de Croci et Pauly, est différent de celui représenté dans la première partie, c’est-à-dire la citadelle de Poenari. Il n’évoque en rien les ruines de la citadelle, et comme les deux autres, semble s’élever par ses tours. Les trois châteaux sont élancés, prennent beaucoup de hauteur, et semblent ainsi se détacher de la terre ferme.
Ce décor de rêve, hors-sol, est le lieu d’une tension entre un endroit sinistre, isolé, avec une errance ainsi qu’une confrontation avec l’espace sublime de la forêt.192 Le gothique se construit également autour des références à des mondes barbares, qui sont donc l’objet d’une fascination, comme nous le disions, dans les sociétés occidentales du XIXe siècle.
Le genre est également très populaire au XXe et XXIe siècles dans la culture populaire, et notamment, dans le monde de la bande dessinée. Cet art de la transgression exhibe une altérité angoissante et convient donc très bien aux représentations vampiriques. Les personnages de l’univers du gothique sont souvent des prédateurs, transgressent les limites (nous revenons une nouvelle fois à une certaine forme d’hybris) et trouvent leur transcendance dans leur origine divine ou diabolique. Nous pouvons donc facilement qualifier Dracula de gothic villain, un « scélérat gothique » exerçant un pouvoir tyrannique.
Le mot gothique, en tant que terme se référant à un courant culturel, eut d’abord une connotation négative, péjorative, qui rappelait la façon dont la splendeur classique de Rome avait dû faire place à la barbarie des Âges sombres. Au XVIIIe siècle, l’adoption d’un style gothique, en opposition au style classique, devint une manière délibérée de se rebeller contre le bon goût et le bon sens de l’époque.
De la même façon, les Goths modernes qui portent d’élégants mais peu pratiques costumes victoriens n’approuvent aucunement les valeurs victoriennes oppressives, mais cherchent plutôt l’élégance et le décorum du XIXe siècle, à manifester leur dédain de l’esthétique moderne et de ses excès.193
Selon l’article universitaire de Julia Round, Gothique et bande dessinée, des fantômes entre les cases, (2017, Bournemouth University) la narration à plusieurs voix dans le domaine du gothique est fréquente. Les histoires peuvent présenter plusieurs « strates » de récit enchâssées (comme dans Frankenstein), certaines pouvant rester cachées ou se révéler anachroniques. La temporalité se trouve aussi en jeu, d’autant que le cadre gothique peut se situer dans un ailleurs, qui peut être un passé récent ou un futur proche.
Même en présence d’une structure temporelle linéaire, de multiples voix et perspectives peuvent surgir dans Dracula. La défiance à l’égard du narrateur semble caractéristique de la narration gothique. La notion gothique d’apparition peut être utile pour parler du découpage de la planche et des interactions qui s’y nouent, en focalisant l’attention sur les jeux de temps et d’espaces, ainsi que sur les effets d’échos.
La participation active du lecteur de bande dessinée dans l’interprétation est appréhendée en redéfinissant l’espace intericonique194, à savoir un espace clos dont le contenu ne peut être exhumé que par l’effet d’un arrêt dans le temps, et donc à travers les « backward-looking thoughts (idées rétrospectives) » du lecteur.
Cet article s’inscrit dans une série consacrée à Dracula, voir ci-dessous :
1 – Le mythe de Dracula : adaptations et représentations
2 – Dracula l’immortel : mythe, chronologie et illustrations
3 – Les vampires illustrés : Pascal Croci, Françoise-Sylvie Pauly
4 – Dracula et George Bess : Vision Pluridisciplinaire et Voltarienne
5 – Hippolyte : Dessins, Identité et Audaces Esthétiques
6 – Dracula : un développement transmédiatique
7 – Dracula : Nosferatu, Aristocrate et Coppola
8 – Dracula revisité : Entre mythe et Réalité
9 – Dracula : Mythes, Bande Dessinée et sérialité Médiatique
Pour plus d’informations sur ce mémoire, n’hésitez pas à vous adresser directement à l’autrice ci-dessous.
Carla BEDINI
Livres pour approfondir
Bram Stoker Dracula Édition définitive
En 1897, Bram Stoker dévoile au public l’extraordinaire Dracula, un être immortel se délectant du sang des vivants pour les transformer en créatures maléfiques, à travers un roman épistolaire. Bien qu’il n’ait pas inventé le concept du vampire, Stoker lui confère une forme moderne en érigeant le comte Dracula en une figure iconique, source d’inspiration pour des générations d’écrivains.
Frankenstein – Mary Shelley
Poursuivant son éclatante réussite avec Dracula, Georges Bess nous livre une adaptation somptueuse du Frankenstein de Mary Shelley. Son noir et blanc profond et élégant sublime la dramaturgie, donnant naissance à une œuvre grandiose. Le trait incisif et l’encrage puissant de l’auteur insufflent le souffle romantique de cette histoire, celle du cauchemar d’un monstre et de la folie d’un homme.
Notes
- 170 L’expression est empruntée au philosophe allemand Gottfried Wilhelm Leibniz.
- 171 SPOOKY, op.cit.
- 172 Cela relèverait donc de l’inconscience.
- 173 SALAGEAN, op.cit., p.25.
- 174 GÉLY, op.cit., p.5-8.
- 175 D’après la deuxième définition du Larousse : « Auteur, artiste dont les œuvres touchent vivement la sensibilité et l’imagination par des qualités esthétiques. » Notion antique, venant du grec poiein qui signifie faire, produire, créer.
- 176 Ibid.
- 177 MARRET, Sophie. « L’inconscient aux sources du mythe moderne », Études anglaises, 2002/3 (Tome 55), p. 298- 307.
- 178 POZZUOLI, op.cit., p.16.
- 179 CROCI, Pascal, et Françoise-Sylvie PAULY, op.cit., p.156.
- 180 D’après GORDON MELTON, op.cit., p.XXXI-XXXVI. Traduction personnelle.p.cit., p.23.p.cit., p.47. Chronologie non indiquée.
- 181 MILLER, op.cit.
- 182 MILLER, op.cit.
- 183 Vladislav 1er était prince de Valachie de 1364 à 1377. Il développa l’organisation économique de la principauté, négocia la paix avec la Hongrie et entretint de bonnes relations avec les Serbes et les Bulgares.
- 184 MILLER, op.cit., p.57, d’après le récit de l’historien grec Chalkondyles.
- 185 Donc, l’Arges.
- 186 MILLER, op.cit., p.15.
- 187 La signification de ces prénoms explique la présence de ces deux personnages fictifs. Pour Luna, il s’agit naturellement de laLune, mais pour ce qui est de Selena, le prénom renvoie au grec Séléné, signifiant « lune » et « déesse de la Lune ». Dans la mythologie, Séléné fait partie, tout comme dans la bande dessinée, d’un trio (Vlad, Luna et Selena) : elle forme une triade avec Artémis et Hécate (déesses de la nature et de la magie). Séléné y représente la pleine lune, Artémis le croissant, et Hécate la nouvelle lune. D’ailleurs, l’équivalent romain de Séléné est Luna.
- 188 CROCI, Pascal, et Françoise-Sylvie PAULY, op.cit., p.156.
- 189 MILLER, op.cit., p.137.
- 190 SALAGEAN, op.cit., p.36.
- 191 STOKER, op.cit., p.25-26.
- 192 MENEGALDO, Gilles. « Gothique Littérature & cinéma », Encyclopædia Universalis.
- 193 BADDELEY, Gavin. Gothic : La Culture des ténèbres, Paris : Denoël, 2004, p.12.
- 194 ROUND Julia, Gothique et bande dessinée, des fantômes entre les cases, 2017, Bournemouth University.