Cet article fait référence au chapitre 2 (B) du mémoire de Nicolas POYAU réalisé durant son Master II Écriture, Culture, Médias à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3(2021/2022)
Titre du mémoire : L’illustration de la pensée écologique française dans La Fonte des glaces de Joël Baqué et Le Parfum d’Adam de J- C. Rufin – Une étude du rapport entre l’Homme et l’animal dans la littérature écologique
Chapitre 2 (B) : Les convictions et croyances écologiques développées – Une nouvelle forme d’animisme
Cet article s’inscrit dans une série de 12 articles consacrés à ce mémoire, à retrouver à la fin.
Sommaire
Une nouvelle forme d’animisme
Dans l’œuvre de Joël Baqué le rapport à l’animal est déterminé par les choix du personnage principal puisque le grenier-banquise est à son initiative. Louis choisit ainsi d’agrandir le cercle des animaux morts qui l’entoure. Dans un premier temps le lien quotidien qu’il entretien avec les animaux crée une réflexion autour de la nature. Cette observation quotidienne des manchots empereurs se transforme cependant peu à peu en respect[1] :
C’est avec émotion qu’il installa son hôte dans les parties privatives. Ainsi serti dans une blancheur intégrale, le manchot empereur en imposait à Louis qui se surprit à frapper à la porte du grenier avant d’entrer.
Les animaux présents dans le grenier de Louis créent ainsi un comportement de respect et de crainte. La relation que le toulonnais entretien avec les manchots empereurs va peu à peu influer sur son identité et le pousser à assumer ce lien particulier[2] :
Ainsi Louis se transforma-t-il au contact de celui qu’il avait sauvé de l’obscurantisme flamand et qui le sauvait en retour, donnant un axe à ses journées, un but à son existence. […] Louis restait en compagnie du manchots empereur des heures durant, piquant de temps en temps du nez pour plonger dans ses rêves où il retrouvait son compagnon.
Son esprit se libérait, au fil des heures il ne faisait plus qu’un avec la lumineuse blancheur du grenier-banquise. Après quelques semaines Louis dépassa le stade de l’attachement individuel, assumant de ne partager cette expérience chimico-mystique avec Lise, la trahissant par omission pour la première fois depuis sa mort.
Le rapport étroit entre le personnage principal et les manchots empereurs semble ici évoluer : l’affection qu’il leur porte se transforme en une dévotion similaire à l’amour. Ce respect d’égal à égal se déséquilibre de nouveau, mais cette fois-ci en faveur des animaux morts. Ce mysticisme que peuvent créer des animaux est un phénomène évident pour Robert Hainard. Ce dernier fonde sa philosophie sur une ouverture sensorielle à la réalité extérieure, jugée matérielle et non cognitive [3] :
De plus, la nature pour Hainard est le lieu d’expériences de types mystiques, de contact et de sympathie avec la réalité, qui constituent une voie existentielle où se cultivent auprès du sauvage la sensorialité c’est-à dire « une tendance à prendre conscience du monde extérieur dans ce qu’il a de concret ».
J’aimerais [Damien Delorme] montrer qu’au-delà d’une thèse à première vue dualiste ou séparatiste, Hainard développe une philosophie de la relation et de la complémentarité avec la nature, définie comme autonomie et spontanéité.
C’est la relation physique que Louis entretien avec les oiseaux qui ravive le lien qu’il peut entretenir avec son animalité. Joël Baqué développe ainsi chez son personnage des caractéristiques proches de la croyance animiste. Cette croyance divinise les forces terrestres que sont l’environnement et les animaux et se fonde sur la toute-puissance de la matérialité de la nature, décrite comme une organisation avec une âme, capable d’organiser le monde.
Louis conserve des animaux empaillés dans son grenier et en fait une œuvre personnelle qu’il va compléter au fur et à mesure de l’acquisition de nouveaux manchots empereurs. Il parfait sa taxidermie en réfrigérant son grenier, créant ainsi une pièce dédiée à des statues. Ce rapport à la nature en tant qu’art matériel peut rappeler celui que R. Hainard entretenait avec la sculpture :
La pratique du dessin, de la gravure, de la sculpture s’initie dans la « nature sauvage dans sa plus irrationnelle, mouvante et sensuelle richesse ». Elle est le moyen d’un contact avec la vie et avec le réel qui rapproche l’expérience naturaliste d’une expérience mystique.
[…] Hainard soutient que l’expérience de sympathie avec le réel, avec la nature, avec le mouvement vital est d’abord une expérience intégrale, à la fois intuitive et rationnelle, sensorielle et technique, la plus incarnée et la plus spirituelle. L’expérience naturaliste, aimantée par la rencontre avec l’animal et instrumentée par le dessin et la gravure, est décrite comme cette expérience de sympathie.
Le rapport que Louis entretien avec les animaux se fonde sur ce lien étroit entre affect et mystique. Le personnage ne se soucie pas de l’effet que ces manchots empereurs sur lui. Il ne remet pas en cause leur présence ni ne réfléchit sur les conséquences idéologiques sur la nature que peut engendrer ce lien quotidien. Il l’entretien même. Ce phénomène le conduit à sortir de l’état naturel chez l’homme de contemplation de l’environnement. Hainard caractérise cette démarche[4] :
Par généralisation, Hainard soutiendra donc que les plus hautes facultés humaines supposent l’activation des puissances animales. […] contre une forme de snobisme artistique qui conditionnerait la contemplation de la nature à sa représentation paysagère désintéressée, Hainard réhabilite ce qu’on pourrait nommer une esthétique de la pratique.
Un évènement bénéfique pour son ouverture d’esprit. Le charcutier dévoue sa vie à ces animaux sans se soucier des conséquences sur ses liens sociaux. Il place les manchots empereurs morts au-dessus de lui et leur attribue plus de dignité qu’à lui-même.
En effet l’auteur a développé dans un premier temps le ressort comique qui consiste à décrire un homme amoureux d’un animal empaillé. Le lecteur prend conscience dans un second temps que ce rapport devient sérieux pour le personnage principal mais aussi dans la diégèse globale du roman. Louis détaille ainsi le raisonnement qui va le pousser partager ce comportement hors de la sphère privé[5] :
Une légère aigreur à l’estomac lui indiquait qu’il culpabilisait. Certes, il ne l’avait pas arraché à sa manchotière, […]. Par sa simple présence le manchot empereur lui apportait énormément, mais lui, que faisait-il pour son compagnon ? […] Une nouvelle mission s’ouvrit à lui. [..] Les renseignements et outils nécessaires à l’accomplissement de cette mission se trouvaient tout près du port, […].
Louis décide de prendre soin des animaux et transforme un passe-temps en une activité qui construira son identité tout au long du roman. Ce comportement, qui allie découverte cognitive et sensorielle de la nature et de la faune, n’est pas sans rappeler le parcours de vie de R. Hainard. Damien Delorme reprend les propos du philosophe sur son quotidien en citant Et la nature ? [6] :
Élevé en ville, dans l’atelier où mes parents, assis à une grande table de sapin, travaillaient à des dessins de toutes sortes, illustrations, projets, je connus surtout la variété des êtres vivants dans les images des livres d’histoire naturelle que je copiais, puis, pendant l’été, à la campagne, dans les insectes que je collectionnais et élevais. Ce n’est que vers quatorze ans que je glissai vers la nature sauvage.
Louis adopte cette démarche documentaire en se rendant en médiathèque. C’est cette démarche qu’il considérait comme une “mission” dans l’extrait vu précédemment :
Mais il n’avait pas peur. Mieux il voulait des obstacles à franchir. […] Louis entrait dans une médiathèque pour la première fois.
Le lecteur comprend dans cet extrait que l’amour que Louis porte aux manchots empereur va l’amener à développer une réflexion identitaire. Cette prise de recul valorisera les animaux de la même manière que chez R. Hainard. Le comportement animique de Louis est toutefois particulier puisque sa redécouverte de la nature est centrée sur un seul animal.
Les croyances de Louis sont focalisées sur une espèce en particulier. Le manchot empereur pourrait donc être qualifié d’animal totem dans la vie du toulonnais. L’utilisation de l’aspect mystique de la nature comme biais réflexif est récurrent dans l’analyse sociologique sur les comportements entre hommes et animaux. F. Delorme appuie cette idée grâce aux propos de P. Descola[7] :
Le premier enseignement est issu de façon convergente de l’anthropologie de la nature de Descola, de l’anthropologie symétrique de Latour […] L’idée de nature est un « dispositif métaphysique ». Autrement dit, sa fonction est moins de désigner des objets ou des processus particuliers, que d’organiser les relations entre humains et non humains, selon certaines modalités et rapports de forces historiquement et culturellement déterminés.
En l’occurrence la nature renvoie à une histoire des idées européenne, occidentale, coloniale et patriarcale qui tend à se globaliser sous la tendance hégémonique de la civilisation capitaliste thermo- industrielle.
Cette démarche de déconstruction des barrières entre homme et nature se construit en l’occurrence sur l’intimité entre oiseaux et homo sapiens. Le roman de Joël Baqué réduit peu à peu les distinctions intuitives que l’homme fait entre l’animal et lui. D. Delorme poursuit son propos en détaillant le raisonnement réflexif qui découle de cette pratique. Ce parcours cognitif peut être celui du lecteur de La Fonte des glaces[8] :
Selon Descola, la fonction de l’idée de nature est une fonction qu’on pourrait qualifier d’apartheid dans la mesure où elle permet de constituer les collectifs humains par séparation, isolement, soustraction de puissance d’agir et construction de hiérarchies par rapport aux non- humains.
La nature ou plutôt le naturalisme désigne moins une partie du réel qu’une des grandes structures culturelles de composition du monde, aux côtés d’autres structures (l’animisme, le totémisme, l’analogisme).
L’impartialité des raisonnements logique entre l’homme et la nature semble donc s’appliquer au roman de Joël Baqué dans la mesure où d’une part Louis considère que ces animaux sont un moyen de réflexion (voir précédemment). Et d’autre part qu’ils méritent son respect, sont porteur d’une réflexion métaphysique sur le mode de vie du charcutier.
L’absence de distance entre la faune et les êtres humains rappelle le rapport à la nature que S. Moscovici théorisait selon J. Jacob.
Les auteurs déclinent les différents degrés d’adoption de l’animalité par l’humain au travers du rapport entre la faune et leur personnage principal. Le parcours des personnages se rapproche dans les deux romans d’un parcours initiatique, récurrent dans la littérature écologique. Toutefois le biais réflexif utilisé par les auteurs pour faire réfléchir le lecteur est différent.
Dans Le Parfum d’Adam de J-C. Rufin les animaux se révèlent être des symboles de la nature uniquement interprétés par Juliette qu’au travers de ses péripéties personnelles. Les “Nouveaux Prédateurs” lui donnent des directives pour agir en faveur de l’écologie. C’est donc au travers de son vécu et de son insubordination à ses directives qu’elle construit sa propre perception de la nature. L’emprise psychologique de Harrow la pousse à développer cette conscience propre[9] :
En disant ces mots Harrow tendit la carabine à Juliette. […] Finalement elle mit l’arme en joue et visa. […] Elle pressa la détente. Le clic de l’arme retentit seul, émettant une vibration aigüe que perçurent les animaux. Toute la troupe s’enfuit d’un coup en bondissant. […] Un double sentiment se disputait sa conscience. Elle était heureuse d’avoir épargné la bête. En même temps elle était étonnée de sentir au fond d’elle une terrible frustration.
C’est donc au travers de rapport avec les humains que la jeune activiste va évoluer d’un point de vue idéologique. Au contraire dans La Fonte des glaces le rapport entre l’homme et l’animal ne vient pas des expériences sociales du personnage principal. L’intervention des autres personnages n’a que peu d’influence sur la pensée de Louis.
Paradoxalement l’évolution identitaire du personnage n’est pas non plus construite autour du comportement des oiseaux qu’il héberge. En effet ces derniers étant morts, c’est bien le charcutier lui- même qui initie et développe une attirance pour la cause animale. Mis à part l’acte déclencheur du rapport qu’il entretien avec les animaux (l’acte d’achat) l’être humain n’est pas impliqué. La réflexion qui fait émerger chez Louis un amour pour les manchots empereurs semble donc se rapprocher d’un sentiment mystique qui le transcende.
Une première évolution morale semble donc se dégager au travers de la narration des deux œuvres. Les protagonistes mis en avant renforcent leurs liens avec la nature, ce qui crée du respect et une plus grande considération pour les animaux ; voire une moindre considération pour l’Homo sapiens.
Dans son roman Joël Baqué parait tendre vers la conception écologique dépourvue de limite entre nature et homme incarnée par S. Moscovici. Tandis que J-C. Rufin s’attache à construire une narration centrée autour d’un nouveau respect de la nature tel que développé par R. Hainard.
Toutefois les aspects étudiés jusqu’ici ne permettent pas de comprendre que le parcours du personnage principal. Les deux auteurs approfondissent les idéaux que portent leurs romans en faisant de l’écologie un thème du quotidien dans la diégèse de leurs œuvres.
Pour plus d’informations sur ce mémoire, n’hésitez pas à vous adresser directement à l’auteur ci-dessous.
Nicolas POYAU
Livres pour approfondir
Articles consacrés au mémoire
Liste des 12 articles consacrés au mémoire de Nicolas POYAU :
1 – Reconstruction de l’Identité Écologique : Redécouverte de la Faune
2 – Reconstruction de l’identité écologique : Un Voyage Initiatique vers la Nature
3 – Analyse de l’écologie radicale dans l’œuvre de J-C. Rufin
4 – Écologie, Animaux et Animisme dans La Fonte des glaces et Le Parfum d’Adam
5 – La cause animale : Pensée écologique, Écocentrisme et Littérature
6 – Le symbole animal dans l’espace sociétal : réflexions écologiques profondes
7 – Enjeux des Associations Écologiques dans l’Œuvre de J-C. Rufin
8 – Rapprochement avec la Nature : Témoignage Réaliste dans le Roman de Joël Baqué
9 – La Fonte des glaces : Louis et les Manchots Empereurs
10 – Animaux et dignité : l’expérience animiste de Louis contre la religion
11 – Critique de l’anti-spécisme dans « Le Parfum d’Adam » de J-C. Rufin
12 – Dénonciation des Riches dans l’Écologie: Analyse des Romans
Notes
[1] J. Baqué, La Fonte des glaces, op. cit. note 34, p. 64.
[2] Ibid. p. 65.
[3] D. Delorme, La nature et ses marges : la crise de l’idée de nature dans les humanités environnementales, thèse, Université Jean Moulin Lyon III, Ecole doctorale, 2021, p. 402, URL : http://www.theses.fr/2021LYSE3040, consulté le 03/06/2022.
[4] D. Delorme, La nature et ses marges : la crise de l’idée de nature dans les humanités environnementales, thèse, Université Jean Moulin Lyon III, Ecole doctorale, 2021, p. 406, URL : http://www.theses.fr/2021LYSE3040, consulté le 03/06/2022.
Louis considère que la découverte dans un placard d‘un manchot empereur empaillé est
[5] J. Baqué, La Fonte des glaces, op. cit. note 34, p. 66‑67.
[6] Ibid, p. 405.
[7] D. Delorme, La nature et ses marges : la crise de l’idée de nature dans les humanités environnementales, thèse, Université Jean Moulin Lyon III, Ecole doctorale, 2021, p. 581, URL :
http://www.theses.fr/2021LYSE3040, consulté le 03/06/2022.
[8] Ibid.
[9] J-C. Rufin, Le Parfum d’Adam, op. cit. note 27.