Cet article fait référence à la partie 1 chapitre 3 du mémoire de Carla BEDINI réalisé durant son Master II Littérature Générale et Comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle (2022/2023)
Titre du mémoire : Adapter et représenter le mythe de Dracula : les bandes dessinées de George Bess, Pascal Croci et Hippolyte
Cet article est le cinquième d’une série de 9 articles consacrés à Dracula. Voir à la fin pour plus d’informations.
Sommaire
Introduction
Franck Meynet, dit Hippolyte, est un auteur et illustrateur de bandes dessinées né le 21 août 1976. Durant son enfance, il apprend le dessin en recopiant de vieux comics américains. De 2003 à 2004, il réalise la bande dessinée Dracula (Glénat), travail pour lequel il reçoit le prix du meilleur album de l’année à la Foire du Livre de Bruxelles en 2004121.
Hippolyte : Une identité artistique
Hippolyte a une formation d’illustrateur : il intègre tout d’abord l’École Émile-Cohl de Lyon, où ses professeurs sont Jean-Michel Nicollet, Christian Lax et Yves Got, tous trois illustrateurs de bandes dessinées et de couvertures de livres. Il utilise différentes techniques de dessin, dont la plus notable est celle de la carte à gratter122. Cette technique de dessin est sa signature artistique : s’apparentant à la gravure, elle est donc utilisée pour nos deux tomes. Franck Meynet décide donc, à partir d’une commande pour le journal Le Monde, de créer une nouvelle entité artistique, Hippolyte.
Dans ce métier j’ai vite compris, et on me l’a fait comprendre, qu’il fallait que les choses soient très définies, que vous soyez identifiable de suite. Il n’était donc pas possible que je garde le même nom pour deux styles radicalement opposés. J’avais à peu près deux heures pour donner une nouvelle identité et donc un pseudo à mon agent, c’était l’âge où je réfléchissais au prénom que je donnerai à mon futur enfant si j’en avais un, et Hippolyte était en tête de liste, sans trop que je sache pourquoi. Finalement ce pseudo s’est imposé, mon style en carte à gratter aussi, j’ai commencé à être connu sous ce nom, puis j’ai décidé de le garder pour toutes mes expérimentations, quels que soient les techniques ou les médiums.123
Pour Franck Meynet, créer des bandes dessinées est un travail de longue haleine. En réalité, la technique d’Hippolyte le restreint un peu au niveau artistique, car elle semble être plus appropriée à des illustrations jeunesse124. Hippolyte se rend vite compte de tout le potentiel de cette technique pour l’illustration de bandes dessinées, car ce qui l’intéresse, c’est l’image.
Hippolyte : La bande dessinée pouvait m’apporter la liberté de créer mon univers graphique sur le long terme et d’expérimenter librement. Par contre, il me fallait un sujet. Un copain m’a soumis l’idée d’adapter « Dracula » et m’a filé son roman. Je me disais que cela pouvait coller avec mon style graphique et j’ai démarré l’adaptation de manière littérale sans me poser de question.125
Dracula devient donc un sujet d’expérimentation, le but étant, comme chez Bess, d’illustrer le texte sans pour autant questionner la genèse historique de Vlad l’Empereur. Les bandes dessinées Dracula sont donc les premières bandes dessinées pour adultes, ou du moins visant un public plus large, qu’Hippolyte publie dans sa carrière entre 2003 et 2004.
Le personnage de Dracula, chez Hippolyte, sert de prétexte à une démonstration technique, mettant ainsi en avant sa forte identité graphique.
Hippolyte : Le monde du vampire
Adapter Dracula signifie, comme chez Croci, Pauly et Bess, vouloir rentrer dans le monde du vampire.
Hippolyte : Dracula ce n’est pas tellement mon univers à la base et je ne suis pas devenu gothique ou vampire Addict en réalisant la bd, c’était une plongée dans cet univers mais j’étais heureux d’en sortir.126
Hippolyte semble en effet être submergé par la quantité importante d’œuvres gravitant autour du vampire et du comte Dracula. Il semblerait pourtant qu’il l’ait lui-même marquée, et de manière esthétique, si nous considérons alors l’entrée « Bande dessinée » dans la Bible Dracula de Pozzuoli :
En 2003, Hippolyte proposait aux éditions Glénat, Dracula, tome I, premier volume de son adaptation, très personnelle, du roman de Stoker. Le tome 2 a suivi en 2004. Une découverte pour l’amateur, avec une série de planches très élaborées, aux tons crépusculaires et inquiétants, dont le trait se démarque complètement de ses prédécesseurs.127
Ainsi, le caractère unique de ses illustrations permet à Hippolyte de se faire un nom, non seulement dans la bande dessinée, mais aussi dans l’univers Dracula. Ainsi, en 2009, la Compagnie de théâtre de marionnettes Zapoï le contacte afin de réaliser une nouvelle adaptation de Dracula. Le jeu sur les ombres, ainsi que les traits définis des personnages s’adaptent alors parfaitement à l’univers des marionnettes, créant un atmosphère pesante et mystérieuse.
Hippolyte : Audaces esthétiques
Les œuvres et la technique de Franck Meynet en tant qu’Hippolyte illustrent parfaitement bien la volonté, chez les éditeurs de bande dessinée française, de présenter une conception originale et singulière de la bande dessinée, hors des schémas établis des albums de bandes dessinées franco- belges comme Tintin.
En effet, Hergé popularise le style de la ligne claire : le contour est systématiquement noir et d’épaisseur régulière, puis les couleurs sont disposées en aplat, sans effet d’ombre et de lumière, le but étant de clarifier et de rendre parfaitement lisible le décor.
Les traits réguliers, l’absence d’ombres, les traits simples et lisses s’opposent radicalement au style de nos bandes dessinées, qui maximisent l’effet des détails (particulièrement chez Bess, avec des planches saturées de symboles, que ce soit les fleurs ou la présence continuelle d’animaux tels que des rats, des chauves-souris, des loups et des corbeaux) et des couleurs (Croci utilise la technique de la couleur directe : dans ce procédé, la couleur et les tracés de contour au noir ne sont pas séparés, ce qui s’oppose totalement au style classique d’Hergé).
Le style en bande dessinée ne cesse d’évoluer qu’à travers ce type de conventions formelles. L’émancipation de ces conventions, de ces schémas préétablis, s’opère premièrement chez des petits éditeurs et des nouvelles revues, comme nous l’avons vu précédemment chez Métal Hurlant. L’esthétique évolue dès lors que la bande dessinée cherche à viser un nouveau lectorat. L’image détaillée et travaillée tend à illustrer un récit avec davantage de profondeur psychologique. 128
Les grandes maisons d’éditions, telles que Glénat, s’emparent d’un public a priori « restreint » au travers de ces expérimentations graphiques. Hippolyte choisit donc d’illustrer Dracula dans une technique bien précise, mais n’oublions pas que l’enjeu de ces publications et de ces spécificités est aussi éditorial.
« Bien que Dracula soit une histoire plutôt « grand public », du fait de l’utilisation de la carte à gratter, du format de la bd et de la collection dans laquelle parait Dracula, j’ai un peu l’impression qu’on considère votre travail comme étant décalé, pour ne pas dire pointu. Vous n’avez pas peur que les éditeurs ne vous voient également dans ce registre et n’accepte de vous que des projets « à lectorat limité» ?
Hippolyte : Même si c’était le cas, cela ne me dérangerait pas, du moment que j’arrive à faire des livres qui me plaisent, et de la manière dont je veux les faire. Je préfère cent fois préserver ma liberté picturale et vendre peu (enfin un peu quand même !), plutôt que d’essayer de faire un produit marketing plus stéréotypé pour espérer des droits « énormes »… La chance que j’ai est d’avoir signé chez Glénat, et mon album, même si il a un côté qui peut sembler « élitiste » (je n’aime pas trop ce mot mais bon), sera quand même bien mis en place, contrairement à ce que pourra faire un petit éditeur … malheureusement d’ailleurs.»129
Dans la même interview, Hippolyte fait référence à deux grands chocs visuels l’ayant grandement inspiré dans sa carrière de dessinateur : il s’agit du Bibendum Céleste de Nicolas de Crécy et d’Arkham Asylum de Dave McKean. La qualité des dessins et du scénario l’ont en effet poussé à créer des albums du même acabit. L’auteur de bande dessinées cherche donc toujours à se surpasser en termes de technique, de stylistique.
Pour ses inspirations, Hippolyte cite ici deux chefs d’œuvre de la bande dessinée : il se trouve que la bande dessinée de McKean, qui s’inscrit dans l’univers de Batman, ait marqué un véritable tournant dans l’histoire du comics et de son industrie. Contrairement aux autres comics autour de Batman, le format s’apparente beaucoup plus à celui du livre et regroupe davantage de textes, des coupures de journal, ainsi que des planches présentant de multiples techniques, car le travail pictural de McKean mélange dessin, peinture, photographie, collage, infographie et sculpture.
Nous pouvons dire que la bande dessinée, et de plus, le roman graphique, prend de la valeur à travers une émancipation continuelle des normes populaires (par le souhait de toucher un public plus adulte) mais aussi à travers une multiplication hétéroclite de techniques scénaristiques et graphiques. Ce détachement du mainstream et de la bande dessinée belge se retrouve également chez Nicolas de Crécy.
Cet auteur fait partie de la première génération dite du « neuvième art » 130 et s’exprime à travers un univers fantastique et expressionniste. Là où Hergé et l’école belge voulaient clarifier le récit et le rendre accessible, cette nouvelle école de dessinateurs cherche une certaine complexité. Dans Le Bibendum céleste, De Crécy entraîne le lecteur dans une histoire à la structure complexe, car le point de vue de la narration change sans cesse. Ce sens du détail est nourri par des références à la littérature moderne, de Beckett au mouvement surréaliste.131
Le non-conformisme, en bande dessinée, semble se traduire par une complexité scénaristique, mais aussi un renouveau graphique. Dans le cas de Dracula, nous pouvons dire que les différents points de vue narratifs du roman aident à adaptation graphique variée et complexe. Par exemple, nous notons que l’illustration des coupures de journal, chez Hippolyte, se détachent du style de la carte à gratter, comme nous le voyons dans la figure 21.
Si nous revenons quelques instants sur l’héritage laissé par Druillet ainsi que les Humanoïdes Associés, nous nous devons de parler du Dracula de Alberto Breccia. Les Humanoïdes ont publié un grand nombre d’auteurs étrangers, dont cette bande dessinée réalisée lors d’un mouvement de répression militaire en Argentine.
Cet album est tout d’abord connu pour ses effets graphiques particuliers, notamment son style de dessin et l’utilisation de certaines couleurs vives telles que le rose. L’album rejoint cet encrage stylistique non-conformiste et décalé mais Breccia, tout comme George Bess et les Humanoïdes, s’inscrit avant tout dans une forme engagée de la bande dessinée. L’usage de la figure du vampire, qui comme nous l’avons compris, est une figure récurrente en termes de dénonciation politiques et sociales, revient encore une fois à cette notion de sustentation, cette forme dérangeante de l’altérité.
La noirceur du propos de Breccia s’oppose avec l’exubérance des couleurs et un style grotesque. Alors, l’émancipation de la bande dessinée se traduit par le renouveau d’un style graphique, la volonté de toucher un nouveau lectorat, ainsi qu’une dénonciation politique, dans laquelle le vampire voltairien, et donc Dracula, y trouve tout à fait sa place.
Je me suis vraiment alors plongé dans l’univers du vampire, les films, la peinture de l’époque, les costumes, je dévorais tout et mes influences venaient de partout mais le « Nosferatu » de Werner Herzog (1979) très abstrait et sensible et le « Dracula » (1992) de Francis Ford Coppola, très onirique, étaient des influences majeures à ce moment-là.132
Hippolyte, comme une majeure partie du public, s’initie également au monde de Dracula par le biais du cinéma, comme nous l’avons vu précédemment avec l’étude de l’évolution des premières de couverture de Dracula dans les éditions françaises, tout comme en musique, en bande dessinée, etc. Dracula est avant tout une image, une projection. Si nous parvenons à distinguer trois grands draculas, c’est avant tout grâce au monde du cinéma. Le mythe évolue à travers des intertextes, des extrapolations du monde textuel, en somme, des palimpsestes, mais aussi par la superposition des différents calques du monde visuel.
Cet article s’inscrit dans une série consacrée à Dracula, voir ci-dessous :
1 – Le mythe de Dracula : adaptations et représentations
2 – Dracula l’immortel : mythe, chronologie et illustrations
3 – Les vampires illustrés : Pascal Croci, Françoise-Sylvie Pauly
4 – Dracula et George Bess : Vision Pluridisciplinaire et Voltarienne
5 – Hippolyte : Dessins, Identité et Audaces Esthétiques
6 – Dracula : un développement transmédiatique
7 – Dracula : Nosferatu, Aristocrate et Coppola
8 – Dracula revisité : Entre mythe et Réalité
9 – Dracula : Mythes, Bande Dessinée et sérialité Médiatique
Pour plus d’informations sur ce mémoire, n’hésitez pas à vous adresser directement à l’autrice ci-dessous.
Carla BEDINI
Livres pour approfondir
Bram Stoker Dracula Édition Prestige
En 1897, un roman épistolaire signé Bram Stoker introduit au public l’extraordinaire Dracula, un être immortel se nourrissant du sang des vivants pour les métamorphoser en créatures maléfiques. Bien que Stoker n’ait pas créé le concept du vampire, il lui a donné sa forme moderne en érigeant le comte Dracula en une figure iconique et emblématique qui a inspiré des générations d’écrivains.
Dracula – Bram Stocker
L’édition collège annotée de Dracula pour une lecture complète.
Notes
- 121 La Foire du Livre de Bruxelles, tout comme le Festival du Livre de Paris, accueille chaque année différents stands dédiés au monde de la bande dessinée. L’objet du livre intervient dans la légitimation de celle-ci en tant qu’art, entre littérature et dessin.
- 122 Le terme de « carte à gratter » désigne à la fois le support, la technique et une œuvre réalisée dans cette technique. Constituée d’une base de carton ou, pour certaines, d’un panneau de fibres de bois (isorel) plus rigide, le dessinateur y dépose en couches successives une pâte formée de kaolin ou de craie, de glycérine, de gélatine et d’eau. La carte est ensuite laminée sous une forte pression pour présenter une surface très lisse. Pour une carte noire (comme dans nos deux tomes de Dracula), on ajoute une couche d’encre de Chine noire.
- 123 CUDENNEC, Brieuc. « « Aller voir, vivre et raconter » : Entretien avec le dessinateur Hippolyte, Le Paratonnerre.
- 124 La bande dessinée a été abordée, en France, comme étant une lecture de jeunesse. Selon Yves Chevaldonné, le titre d’art mineur, destiné aux enfants, colla très longtemps à la BD, aux dessins animés et plus récemment aux jeux vidéo.
- 125 CUDENNEC, Brieuc, op.cit.
- 126 CUDENNEC, Brieuc, op.cit.
- 127 POZZUOLI, op.cit., p.46.
- 128 CHALLE Marie, DUJARDIN Anne. « Les éditeurs de bande dessinée et de littérature pour la jeunesse », Courrier hebdomadaire du CRISP, 2010/32-33 (n° 2077-2078), p.262.
- 129 CUBIK, Interview d’Hippolyte réalisée par mails entre le 19/10/2003 et le 24/10/2003, « BulleDair.com ».
- 130 Première promotion de la section BD de l’École européenne supérieure de l’image.
- 131 ORY, op.cit., p.366.
- 132 CUDENNEC, Brieuc, op.cit.