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Enjeux des Associations Écologiques dans l’Œuvre de J-C. Rufin

Cet article fait référence au chapitre 2 (2-A) du mémoire de Nicolas POYAU réalisé durant son Master II Écriture, Culture, Médias à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3(2021/2022)

Titre du mémoire : L’illustration de la pensée écologique française dans La Fonte des glaces de Joël Baqué et Le Parfum d’Adam de J- C. Rufin – Une étude du rapport entre l’Homme et l’animal dans la littérature écologique

Chapitre 2 (2-A) : Une vision documentaire réalise – La véracité des situations exposées

Cet article s’inscrit dans une liste de 12 articles consacrés à ce mémoire, à retrouver à la fin.

Une vision documentaire réaliste – Enjeux des associations écologiques

Les deux œuvres ne se content pas d’être réalistes, elles exposent des situations authentiques du monde contemporain. Les auteurs s’attachent à construire des diégèses qui répondent directement aux enjeux environnementaux modernes. Les deux romans sont ainsi centrés sur un propos pragmatique et n’ont pas pour but de proposer au lecteur un nouveau substrat théorique.

La véracité des situations exposées

Dans l’œuvre de J-C. Rufin de nombreuses associations sont mentionnées et décrites.

Les chapitres qui les décrivent sont aussi bien des réunions de Providence, l’agence d’espionnage, que des présentations faites par des membres de l’association elle-même. Dans le chapitre II Troisième partie, une des membres de Providence infiltre One Earth, un association écologique pacifique. Le narrateur détaille au travers du point de vue de Kerry (l’espionne en question) tous les rouages qui permettent à l’organisation d’être autonome vis-à vis des Etats, jugés menaçants [1] :

Les locaux de One Earth étaient situés dans un bâtiment de briques à trois étages, entouré de hauts grillages. […] Une caméra avait été installée au-dessus de l’entrée principale. Il fallait s’expliquer en détail, puis attendre un assez long moment, avant qu’un grésillement n’indique que la targette était ouverte.

Cette mise à distance des personnes étrangères à l’association est ainsi un moyen de protection, qui se retrouve dans la gestion des informations au sein de l’association. En effet One Earth reste sceptique vis-à-vis des moyens d’archivage et de communication traditionnels, jugés trop facilement manipulables par les instances étatiques :

Tu ne peux pas prendre tous ces papiers comme ça et les mettre sur informatique. Ces messieurs mes chefs ne font pas confiance du tout aux ordinateurs. […] Ils pensent qu’à partir du moment ou des informations sont dans un disque dur il y a toujours de petits malins qui peuvent se débrouiller pour mettre leur nez dedans.

Ces procédés permettent de donner un lecteur un aperçu de la façon dont ces organisations se positionnent au sein de la société. Ces groupes se considèrent en marge mais dans une marge capable d’influence sur les instances étatiques. Ils pensent donc faire évoluer ces dernières pour défendre l’environnement. Les valeurs morales qu’elles mettent en avant sont jugées bénéfiques pour la société dans son ensemble mais sujettes à une répression de la part du pouvoir juridique :

One Earth ne s’est jamais beaucoup embarrassé de la légalité. Ici on considère qu’il y a la Loi d’un côté et de l’autre la Justice. La Loi est faite pour protéger les intérêts des plus forts. Nous on est obligé de passer outre, si on veut défendre la nature. Tu comprends ?

Les observations de Kerry au sein de l’association donnent des exemples pratiques pour le lecteur. En plus d’une meilleure immersion ils permettent déjà au lecteur de placer les différents échelons d’engagement et de radicalité des associations et d’en attribuer un à One Earth en l’occurrence. Kerry trouve ainsi un « journal de propagande » :

« Des images de militants barbus bataillant dans la forêt avec d’ignobles bûcherons s’étalaient sur le dernier numéro de la revue Green fight, l’organe de propagande de l’association. Cette imagerie guerrière était d’autant plus nécessaire que la ligne de l’association était solidement ancrée dans la modération, depuis le départ des extrémismes dissidents, comme les Nouveaux Prédateurs.
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Le lecteur peut ainsi juger du niveau de l’engagement de One Earth et des causes du départ de certains de ses membres. Toutefois l’association n’est pas dépourvue de stratégies militantes actives et de groupes de lutte :

One Earth avait une petite activité d’édition. Le catalogue était scotché au mur, avec des croix pour indiquer les titres épuisés. Les best-sellers restaient ‘Technique du sabotage vert’ où ‘L’autodéfense du combattant’. Le terme combattant, Kerry l’avait déjà noté dans sa petite revue de presse à l’entrée remplaçait le terme militant.

L’activité d’espionnage de Providence est ainsi un prétexte narratif utilisé par l’auteur pour détailler le fonctionnement interne de la branche militante de l’organisation. Ce chapitre sert également à immerger le lecteur dans un groupe de manière réaliste puisqu’il retrouve des éléments qu’il connait déjà dans d’autres structures de la société :

Il donnait quelques indications sur le travail que l’on y faisait : piles de journaux à la communication, cartes épinglées au mur chez les responsables de projet – One Earth malgré son titre, avait découpé le monde en zones géographiques pour y suivre les menace environnementales -, liasses de factures à la comptabilité. L’ensemble paraissait assez bien ordonné. Les employés eux-mêmes avait des airs studieux, compétents et sages.

Le lecteur est ainsi conscient que les associations écologiques existent dans la société occidentale et qu’il peut s’identifier à ses membres. La description réaliste de One Earth rend par ailleurs se groupe plutôt inoffensif aux yeux du lecteur. En effet les premiers chapitres décrivaient des actions militantes bien plus radicales.

En comparaison l’association infiltrée par Kerry semble de bonne volonté et même attrayante dans sa lutte contre l’écologie. J-C. Rufin prend le temps de détailler les différentes oppositions entre les associations afin d’une part de dénoncer le type d’agissement fait par « Les Nouveaux Prédateurs” ; mais aussi d’autre part de proposer une vision positive des autres groupes écologiques.

Dans leur thèse Ecriture romanesque et militantisme écologique dans Le Parfum d’Adam de J-C. Rufin, P. N Nguetse et R.Foudjio construisent un schéma récapitulatif des multiples groupes activistes présents dans l’œuvre[2] :

image Enjeux des Associations Écologiques dans l'Œuvre de J-C. Rufin

Les N.P désigne ici les « Nouveaux Prédateurs », la SPA est la « Société Protectrice des Animaux », et le F.L.A. le « Front de Libération Animale ». La volonté de J-C. Rufin de présenter six groupes écologiques souligne le besoin de l’auteur de distinguer la lutte écologique “terroriste”, comme qualifiée dans le roman et celle bénéfique pour la société.

On observe en effet une hiérarchie très claire entre des groupes que lecteurs connaissent, car certains existent réellement (la SPA en est le meilleur exemple) et des groupes fictifs inventés par l’auteur. Ce procédé permet à J-C. Rufin d’ancrer la diégèse de son roman dans le réel et de rendre l’intrigue plus réaliste.

Comme le résume l’article de P. N Nguetse et R.Foudjio le départ des membres d’un groupe à l’autre est fonction de sa radicalité :

Ce fragment permet de constater que le groupe « One Earth » est le fruit du mécontentement des membres du groupe « Sierra Club ». Le lien de parenté s’explique par le fait que les membres de « One Earth » sont les anciens membres du groupe « Sierra Club ». Ils ont dû le quitter à cause de la légèreté de ses membres dans le respect de leurs propres principes fondateurs.

De plus, le même climat jugule la nature des rapports entre « N.P. » et « One Earth ». […] Tout comme chez « Sierra Club », les raisons presque similaires à celles de « One Earth » sont avancées par les N.P. pour sceller le divorce entre les militants, et engendrer une nouvelle association. Le même schéma s’observe aussi entre la S.P.A. et le F.L.A. dans la mesure où le FLA est né pour opérer une rupture idéologique entre lui et la SPA qui n’était pas offensif dans sa lutte.

Les situations exposées par J-C. Rufin amènent ainsi indirectement le lecteur à se questionner : quel groupe pourrait faire cette action militante. Lors du premier chapitre, qui met en scène Juliette saccageant un laboratoire de test sur les animaux, le lecteur ne connait pas encore, de même que Juliette, les Nouveaux Prédateurs.

L’appartenance de Jonathan à ce groupe n’est pas non plus explicitée. Le lecteur suit ainsi le parcours de Juliette et voit son innocence être manipulée, sans savoir à quel niveau de radicalité écologique ses actions se placent. Les autres personnages du roman énoncent plus tardivement les différents groupes écologiques et leurs niveaux de violence. Les groupes les plus radicaux, souvent créées à partir de membres des groupes plus modérés, reprochent à ces derniers une incapacité d’action.

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En effet les groupes modérés doivent faire face au compromis et donc à une moindre efficacité dans leurs moyens de lutte. Ce phénomène est décrit par Luc Sémal qui résume les différentes études sur la perte de capacité d’action des groupes écologiques dans sa thèse[3] :

A un niveau infra-politique, d’autres structures environnementalistes ou écologistes ont davantage œuvré à une diffusion plus informelle de nouvelles normes de consommation et de production dans la société, ainsi que le montrent par exemple les travaux de Michelle Dobré sur l’écologisation des modes de vie.

Les travaux de Claire Lamine sur les AMAPs, ou de Sophie Dubuisson-Quellier sur les consommations engagées, entre autres, montrent comment ces pratiques peuvent effectivement se diffuser au-delà des seuls cercles écologistes les plus politisés, mais au prix de négociations et de compromis pragmatiques qui contribuent à faire perdre de vue la dimension catastrophiste de l’idéologie qui a contribué à les faire émerger.

L’essor des politiques de maîtrise de la demande énergétique, développées par les pouvoirs publics ou des organismes comme l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), a conduit des auteurs comme Marie-Christine Zélem à développer une analyse à la frontière de la sociologie politique et de la sociologie de la consommation, qui met en lumière les nombreuses difficultés auxquelles se heurtent les campagnes et les dispositifs d’incitation au changement des comportements.

Enfin, des études comparables ont été menées du côté des producteurs engagés dans l’écologisation des procédés industriels, ou en faveur de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises (RSE), qui témoignent d’une même tendance à l’appropriation sélective d’objectifs toujours menacés d’être renégociés selon les critères d’un champ économique imposant ses règles propres.

Cette hiérarchie des groupes de lutte pour la cause animale semble aussi refléter leur efficacité dans la lutte écologique. En effet les groupes les plus radicaux, ici fictifs, semblent obtenir de meilleurs résultats que des groupes modérés. Ces derniers ne sont que difficilement efficaces en réalité selon Jean Raymond. Dans sa thèse juridique En matière de défense de l’environnement : la qualité pour agir des associations et le recours pour excès de pouvoir, il soutient que leur marge d’action est faible[4] :

Si une partie de la doctrine considère que, même dans le contentieux associatif, la notion d’intérêt pour agir « est, de manière générale, entendue très largement par le juge administratif », il apparaît que le juge la borne avec une certaine sévérité. […] Sans doute cette jurisprudence appelle-t-elle quelques observations, lesquelles seront ici plus pratiques que doctrinales, tant il est vrai que l’analyse du contentieux montre que ces associations peuvent avoir des difficultés à faire reconnaître par le juge de l’excès de pouvoir leur intérêt à agir.

Depuis 1 985, l’auteur du présent article a, au hasard de ses lectures, relevé une dizaine d’arrêts de la Haute Juridiction déniant à des associations poursuivant un but de protection de l’environnement toute qualité pour agir. La terminologie pose la question, qui n’est pas tranchée, de savoir s’il faut parler de l’intérêt à agir ou de la qualité pour agir.

Parfois, le Conseil d’Etat admet, ou dénie, à une association intérêt à agir ; parfois, il estime que l’association requérante n’invoque pas un intérêt lui donnant qualité pour agir. Enfin, dans un cas au moins, la Haute Assemblée a reconnu « vocation à l’association… pour contester, par la voie contentieuse, les actes… ». M. Azibert et Mlle de Boisdeffre, dans une de leur chronique consacrée à l’intérêt à agir, notaient, après avoir rappelé l’incertitude de la jurisprudence et les divergences de la doctrine : « Les décisions concernant les recours d’associations se fondent d’ailleurs tantôt sur l’intérêt, tantôt sur la qualité, et ne peuvent véritablement témoigner d’une absolue cohérence.

Les associations de défense de la nature tel que la SPA ne sont pas nécessairement considérées comme à même de défendre les intérêts des animaux. Leur caractère modéré et respectueux des lois peut en effet les desservir. Dans le cadre des lois françaises les instances juridiques et administratives peuvent juger que leur raison sociale ne justifie pas la volonté de faire un recours juridique. Jean Raymond détaille cette réalité juridique au travers d’un exemple[5] :

Ainsi, par exemple, l’Association intercommunale de défense contre les nuisances de l’aérodrome de Valence-Chabreuil n’a pas qualité pour attaquer une décision du Premier ministre relative à la gestion du domaine public national. Il importe peu, à cet égard, que cette décision soit indispensable pour le bon fonctionnement de l’aérodrome, cause des nuisances qui ont motivé la création de l’association.

Est également sans influence sur la recevabilité la circonstance que l’acte attaqué soit une mesure d’exécution d’un arrêté antérieur déclarant d’utilité publique les travaux d’allongement de la piste dudit aérodrome, alors même que l’association eût été recevable à le déférer au juge de l’excès de pouvoir. En effet, le juge exige que l’atteinte aux intérêts collectifs soit directe, c’est-à-dire que les intérêts soient directement menacés par les effets immédiats de l’acte en cause.

L’association en question doit ainsi mentionner dans sa charte un intérêt juridique pour la cause écologique en question. Ce dernier leur permettra d’agir s’il est bafoué par un évènement publique contraire à l’écologie. Ainsi les associations modérées ne peuvent pas lutter de manière efficace sur plusieurs sujets ayant attrait à la défense de l’environnement.

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Certains cas juridiques démontrent l’absence de considération de la part des pouvoirs en place, qui ne considèrent ces associations que comme des groupes de particuliers plaignants[6] :

Ainsi, dans une situation semblable à celle qui vient d’être décrite : le Comité de l’Aude de la société de protection de la nature du Languedoc Roussillon a, aux termes de ses statuts, pour but, d’une façon très générale, la protection « de tout milieu naturel présentant un intérêt spécial » ; le Conseil d’Etat lui dénie qualité pour attaquer un permis de construire alors même que la maison d’habitation autorisée doit être édifiée en bordure de la zone urbanisée.

Le manque de reconnaissance juridique des associations se révèle significatif :

L’incapacité des groupes modérés à mettre en place des actions determinantes est mis en opposition avec actions retentissantes des groupes les plus radicaux. En effet les instances étatiques, et notamment celles liées à l’espionnage, semblent connaitre parfaitement ces groupes et leur accorder du crédit. Ce panorama des types de fédération existantes conduit le lecteur à s’interroger de manière réaliste sur la désobéissance civile.

Plus largement ce panorama lui permet de se questionner sur les critères qui permettent de distinguer militantisme et extrémisme. L’épilogue de J-C. Rufin permet de mieux comprendre les sources qu’il a employé, et de prendre conscience que le terrorisme écologique existe. Il reste cependant à fixer la limite qui permet de définir une action comme tel. Si le parcours de Juliette semble donner un début de définition, puisqu’elle dénonce elle-même les actes des Nouveaux Prédateur, il laisse en suspens une partie des critères invoqués.

Les critères de définition exposée par Scarce Rick permettre selon P.N. Nguetse et R. Foudjio de définir ou commence l’activisme écologique84 :

Dans son ouvrage intitulé, Scarce Rick expose les cinq traits qui caractérisent les groupes écologistes : « une disposition à employer l’action directe, une volonté de préserver la biodiversité ; une organisation autonome affinitaire sans structure hiérarchique, un mode de vie relativement simple ; des espoirs minimaux de vaincre leur ennemi ».

Toutefois, au regard de tous ces traits, l’action directe semble être l’une des caractéristiques inhérentes en permanence aux groupes écologistes présents dans le corpus. Dans le roman, les actions directes constituent l’une des voies à travers lesquelles les groupes écologistes s’expriment. Dans le récit, ils procèdent par des protestations, des violences et le bioterrorisme. Les protestations et les violences sont généralement des moyens privilégiés d’expression des groupes écologistes.

Les modes de protestation détaillés au cours du romans semblent correspondre à la situation désespérée évoquée ici. En effet si les Nouveaux Prédateurs agissent par intérêt de classe comme nous le verrons plus tard, nombreux sont les membres convaincus qu’il n’existe pas d’autre solution.

Le lecteur est donc confronté à deux enjeux tout à fait contemporains que sont : l’urgence de la situation écologique, et le manque de moyens de lutte efficaces pour ceux qui s’en alarment. L’importance des enjeux soulevés par la crise climatique peut pousser le lecteur à s’interroger sur le caractère excessif des agissements des Nouveaux Prédateurs.

Le lecteur est parfaitement conscient des bouleversements que peut causer l’effondrement climatique. Toutefois l’auteur le pousse indirectement à s’interroger : serait-il préférable que ces changements soient plus radicaux mais d’autant plus réduits dans le temps ? Le changement des institutions politiques peut en effet être considéré comme relatif selon Michel Dobry [7] :

C’est dire que l’hypothèse de continuité correspond aussi à un déplacement de l’intérêt théorique vers ce qui se joue dans les processus de crise eux-mêmes, dans les échanges de coups qui y interviennent, au détriment des « causes », « déterminants » ou « pré-conditions » des crises, censés tout expliquer et, éventuellement (mais les deux peuvent se cumuler), au détriment des résultats ou des sous-produits de ces processus, tels que, par exemple, la chute d’un régime, la guerre civile, le compromis aboutissant à un « rééquilibrage » du système politique ou encore, bien sûr, le « changement », l’une des catégories fourre-tout parmi les plus accueillantes de celles dont dispose la science politique. »

En recentrant l’analyse sur la dimension « normale » de la crise, Dobry espère mettre un terme à trois illusions (l’illusion étiologique, l’illusion de l’histoire naturelle, et l’illusion héroïque) qui conduisent fréquemment le sociologue à négliger le cœur du problème, à savoir la réorganisation des interactions politiques pendant la crise elle-même.

Une crise politique peut évidemment être précipitée par des événements extérieurs au champ politique, de même qu’elle peut entraîner des conséquences tout aussi extérieures, mais tous ces éléments doivent être écartés de manière à circonscrire l’analyse au seul domaine politique : la crise politique est donc la période durant laquelle le politique se réorganise, en fonction des ressources mobilisables par les différentes forces en présence, mais sans rompre avec lui-même.

Dobry continue aujourd’hui à développer cette analyse, en distinguant les ruptures superficielles de l’ordre politique (changements de régime, bifurcations politiques, etc.) des constantes plus fondamentales du politique – ces dernières se perpétuant par-delà les crises, conformément à l’hypothèse de continuité.

Le réalisme du parcours de l’héroïne met aussi en avant l’absence d’écoute de la part des pouvoirs en place, justifiant un peu plus la nécessité de les faire changer radicalement. Le point de vue des personnages incarnant ces institutions à propos des Nouveaux Prédateurs étant essentiellement péjoratifs. Il ne laisse en effet pas entrevoir de sympathie de la part des pouvoirs en place pour la lutte écologique[8] :

Dans l’œuvre, le narrateur, à travers les échanges des personnages, [J-C.Rufin] situe le contexte des agissements de ces groupes : « Dans beaucoup de pays d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord, les groupes écologistes radicaux constituent une menace extrêmement préoccupante. Ces activistes n’hésitent pas à pratiquer des raids très destructeurs et vont parfois jusqu’à commettre des meurtres.

Cette confrontation entre les Etats et les associations est renforcée par un aspect longuement développé dans le roman de J-C. Rufin : la globalisation. Si l’auteur ne parle pas des mécanismes techniques économiques qui conduisent les Etats dans leur ensemble à polluer, il en donne des exemples.

Ainsi les actions de Juliette se déroulent dans plusieurs pays, sur plusieurs continents détaillent un panorama de plusieurs cases climatiques majeurs, de la destruction de la forêt amazonienne à l’exploitation nucléaire et à la préservation de réserves indiennes naturelles. Le caractère international des luttes des Nouveaux Prédateurs les confronte donc à un enjeu supplémentaire, celui de la globalisation. Il ne suffit plus pour réussir son action de protéger un pays ou un peuple, il faut désormais protéger la planète.

Le désespoir face aux moyens à leur disposition se fait donc d’autant plus sentir. Par ailleurs les moyens de l’organisation sont donc limités puisqu’ils sont confrontés à plusieurs instances étatiques et non une seule. Claudette Lafaye et Laurent Thévenot rappellent que[9] :

Ce passage du local au général est clairement perceptible dans les revendications des associations de défense de l’environnement qui recourent à la globalisation, notamment pour contester le cadre, défini par l’administration, de négociation d’un grand projet d’aménagement.

Dans ce cas, il s’agit moins d’évoquer les effets en cascade d’une intervention réalisée sur un site ou un milieu localisé que d’adopter un point de vue pertinent pour limiter les dégâts opérés sur l’environnement.

L’administration se retrouve fréquemment accusée de découper en plusieurs opérations les projets d’infrastructure qu’elle soumet à concertation ou à enquête publique, interdisant par-là l’expression d’un point de vue global.

Ce positionnement de l’association exclut donc presque de facto la possibilité d’être efficace. Les idéaux de protection globale de l’environnement des Nouveaux Prédateurs sont donc clairement mis face aux problèmes contemporains et réalistes du fonctionnement des instances internationales.

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La véracité des situation exposées dans Le Parfum d’Adam, de J-C. Rufin ne concerne donc pas seulement le terrorisme écologique. Elle concerne aussi les raisons qui poussent de telles associations à de tels moyens d’action. L’auteur met ainsi en scène des agissements écologiques qui ne sont pas exagérés. La confrontation entre les enjeux et le manque de moyens présentée dans le roman relève du réalisme.

La démarche documentaire que développe Joël Baqué est plus indirecte. En effet l’auteur ne relate que peu les agissements des groupes écologiques. Il ne leur attribue que de légers boycotts ou des déclarations sans conséquence dans la diégèse du roman. L’auteur ne traite pas des groupes écologiques ni du caractère extrême de leur agissements. Il met au contraire en avant les actions extravagantes de certains individus qui polluent la planète.

Le principal exemple prit par l’auteur est la chasse des icebergs. L’auteur emploie encore une fois le rire pour dénoncer un phénomène qui peut être considéré comme tragique si l’on se place du point de vue des organisations écologiques. Joël Baqué souligne cet aspect en mettant en scène un cauchemar que Louis fait lors de son voyage sur un des bateaux en question[10] :

Il rêva de la Dream Team [les manchots empereurs de son grenier] qu’il vit flotter dans l’océan, ses douze membres encerclés par des chalutiers d’où iraient des hommes vêtus de cuirs à franges, armés de Winchester et portant une barbiche pareille à celle de l’élan de l’hôtel St John’s.

Ces tireurs, tous identiques, étaient des clones de Buffalo Bill tel que l’enfant Louis l’avait vu représenté dans une bande dessinée. Chaque coup de feu engendrait une onde sonore qui fissurait les flancs de l’iceberg et culbutait à l’eau l’un des membres de la Dream Team.

L’auteur utilise ici ironiquement la figure de Buffallo Bill pour rappeler l’aspect contestataire de la lutte de certains peuples jugés proches de la nature. En effet le chef indien militait pour que son peuple possède une terre qui lui soit propre et voulait éviter l’intrusion des Américains dans l’espace naturel des réserves indiennes.

La mention de ce défenseur d’un peuple qui ne voulait pas avoir de rapports avec l’homme occidental semble ici servir de rappel : l’importance des intérêts commerciaux, généralement symbolisés par le capitalisme américain, peut prédominer sur l’espace de vie d’un peuple.

Le phénomène de chasse à l’iceberg existe et sa légalisation est débattue dans des textes de lois. Une étude sur le droit juridique d’exploiter des icebergs soulève les principaux problèmes de droits internationaux que posent cette ressource [11][12] :

Force est de reconnaître également que la situation actuelle des icebergs est loin d’être satisfaisante. En droit, les icebergs sont juridiquement ce qu’ils sont physiquement : tout simplement de l’eau solidifiée. Leur statut est déterminé par leur « support », à savoir les mers et les océans, et plus précisément les différents espaces maritimes où ils dérivent.

Cette constatation à la fois évidente et banale n’exclut pas que divers problèmes juridiques naissent à propos du fait de ce rattachement aux eaux qui les baignent. En effet, peut-on admettre sans questionnement que les icebergs soient totalement assimilés à la mer et reçoivent par emprunt le même statut que celle-ci ? Une réponse positive ne semble pas devoir s’imposer aussi facilement.

Les débats écologiques ici résumés ne sont pas évoqués par Joël Baqué. L’auteur privilégie l’usage du rire pour clairement indiquer au lecteur le caractère inapproprié de cet usage de la nature. En effet le lecteur perçoit le monde de Louis à travers le regard du narrateur mais aussi à travers les réactions du personnage principal.

Ainsi ce cauchemar illustre l’inquiétude de Louis envers l’avenir des manchots empereur si de telles pratiques continuent. La menace qui pèse sur l’espèce endémique est un élément du récit qui est à la fois développé par Louis mais aussi par les personnages qui l’entourent. Le bien-être de ces oiseaux est le seul fil conducteur qui soutient la narration.

Cette simplicité en fait une force. Le lecteur, déjà guidé dans cette voie, n’a en effet pas besoin de se poser de nouveaux la question du point de vue adopté. Le cauchemar de Louis peut ainsi être prit au premier degré par le lecteur et traduire de manière onirique une réalité.

L’auteur prend le temps d’exposer les enjeux de cette pratique et la rentabilité qu’elle peut dégager pour les “chasseurs” en question[13] :

Le navire était bien un chalutier, qui remorquait un iceberg. La photo illustrait un article sur les chasseurs d’icebergs, profession dont il ignorait jusque-là l’existence. De nombreux chalutiers, découvrit-il en lisant l’article, se reconvertissent pour capturer ces proies plus lucratives que les habituels aiglefins, capelan, morues dont les bancs s’amenuisent.

L’auteur détaille ainsi la menace que peuvent représenter ces navires qui continuent de détruire l’environnement malgré l’épuisement de leur premier fonds de commerce : les poissons. Les bateaux en question sont donc une menace pour le milieu aquatique mais aussi pour l’environnement naturel des manchots empereurs.

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En effet l’oiseau vit sur la banquise et ne peut se passer de ces îlots naturels. Les navires cherchent un profit qui leur permettrait de continuer à exploiter de manière inconsidérée des éléments naturels en voie de disparition. Cette profession laisse Louis perplexe. Le personnage, qui symbolise dans son rapport à la nature le désintéressement, réfléchi sur cette pratique. L’aspect commercial des agissements humains est l’occasion de développer une introspection philosophique :

Louis dodelina longuement de la tête en médiant sur la capture et la fonte de glaces jadis éternelles. L’eau ainsi récoltée était commercialisée en tant qu’eau préhistorique réputée ultrapure et facturée en conséquence, quinze dollars le litre. Le prix d’une bonne bouteille d’huile, s’indigna Louis.

Joël Baqué met ici en avant l’aspect purement illusoire du confort que peut produire la consommation. L’ironie de Louis souligne aussi un certain pragmatisme du personnage.

L’auteur joue sur les écarts qui peuvent exister entre des situations qui existent bel et bien, mais qui peuvent paraitre absurdes, et le raisonnement logique du personnage. Louis semble ainsi, au travers de ses blagues et de sa vision simpliste des choses, être la voie de la raison dans cet extrait.

L’auteur continue de détailler l’activité en question au travers d’une étude de la communication commerciale. Le personnage d’Alice, une reporter que Louis rencontre lors de son retour de l’Antarctique, sert à appuyer cette démarche journalistique. Alice s’exprime au cours du roman sa volonté de s’opposer à cette pratique. Elle cherche donc à intégrer Louis dans cette lutte, malgré la passivité de ce dernier[14] :

[…] Alice sortit la tablette de son sac et la posa sur la table. Sur l’écran un homme assis sur un banc contemplait un spectaculaire iceberg aux contours ciselés, une masse de glace sertie d’un, bleu méridional qui se découpait sur un ciel sans nuages.

Alice indiqua qu’il s’agissait de la page d’accueil du site iceberghere.com, visité par les chasseurs d’icebergs pour localiser leurs proies et par les agences de tourisme pour sélectionner les plus beaux spécimens. Une cartographie actualisée indiquait le positionnement et le trajet prévisible des icebergs. Le site servait aussi aux pêcheurs professionnels souhaitant éviter les secteurs encombrés de glaces flottantes.

L’activité de la chasse d’iceberg est donc décrite comme florissante, et même comme une attraction. Le fait que des touristes viennent voir des chalutiers détruire puis remorquer le milieu naturel des manchots empereurs perturbe Louis mais aussi le lecteur.

En effet la narration à jusque-là servie à augmenter l’affect que porte Louis aux animaux et par extension celle du spectateur. Les intérêts commerciaux détaillés ici créent même des conflits qui rajoutent à la destruction de l’environnement naturel des oiseaux[15] :

Alice expliqua que tours opérateurs et chasseurs étaient en concurrence et souvent en conflit. Les premiers accusaient les chasseurs d’iceberg de ronger leur fonds de commerce, ceux-ci reprochaient aux agences de tourisme de ne pas se contenter des icebergs côtiers et de de livrer entre elles à une surenchère les conduisant au large vers des icebergs toujours plus gros.

Les enjeux commerciaux mis en avant par les des groupes en conflit sont évidemment loin de servir les intérêts de la nature. Les deux partis ne se préoccupent pas du bien-être animal. Les arguments d’Alice, et le lien que Louis entretien avec les manchots empereurs, vont donc pousser le personnage à s’investir dans une forme de contestation journalistique[16]:

Alice se cala derrière le volant, la Ford dans son ronronnement et Louis dans son rôle de passager flegmatique. Ils formaient désormais une équipe dont Alice était le moteur, Louis l’élément dodelinant. Elle s’était abondamment documentée sur la chasse à l’iceberg et fit à Louis un topo sur le sujet.

Le personnage principal est ainsi briefé dans ce chapitre sur une activité écologiquement répréhensible, et sur les conséquences de celle-ci sur les manchots empereurs. Le titre du roman La Fonte des glaces prend ainsi son importance puisqu’il caractérise l’état du milieu de vie naturel des oiseaux. L’œuvre de Joel Baqué associe elle aussi un environnement géographique et une faune endémique à protéger. 


Pour plus d’informations sur ce mémoire, n’hésitez pas à vous adresser directement à l’auteur ci-dessous.

Nicolas POYAU

Nicolas POYAU

Livres pour approfondir

Articles consacrés au mémoire

Liste des 12 articles consacrés au mémoire de Nicolas POYAU :

1 – Reconstruction de l’Identité Écologique : Redécouverte de la Faune

2 – Reconstruction de l’identité écologique : Un Voyage Initiatique vers la Nature

3 – Analyse de l’écologie radicale dans l’œuvre de J-C. Rufin

4 – Écologie, Animaux et Animisme dans La Fonte des glaces et Le Parfum d’Adam

5 – La cause animale : Pensée écologique, Écocentrisme et Littérature

6 – Le symbole animal dans l’espace sociétal : réflexions écologiques profondes

7 – Enjeux des Associations Écologiques dans l’Œuvre de J-C. Rufin

8 – Rapprochement avec la Nature : Témoignage Réaliste dans le Roman de Joël Baqué

9 – La Fonte des glaces : Louis et les Manchots Empereurs

10 – Animaux et dignité : l’expérience animiste de Louis contre la religion

11 – Critique de l’anti-spécisme dans « Le Parfum d’Adam » de J-C. Rufin

12 – Dénonciation des Riches dans l’Écologie: Analyse des Romans


Notes


[1] J-C. Rufin, Le Parfum d’Adam, op. cit. note 27, p. 282‑288.

[2] P. Kana Nguetse, Écriture romanesque et militantisme écologique dans Le Parfum d’Adam de

Jean Christophe Rufin, thèse, Université de Dschang, sans date, https://misuratau.edu.ly/journal/norsud/upload/file/R-1415-8.pdf.

[3] L. Semal, Militer à l’ombre des catastrophes : contribution à une théorie politique environnementale au prisme des mobilisations de la décroissance et de la transition., op. cit. note 46, p. 153.

[4] J. Raymond, « En matière de défense de l’environnement : la qualité pour agir des associations et le recours pour excès de pouvoir », Revue Juridique de l’Environnement, 1991, no n°4, p. 454, URL : https://www.persee.fr/docAsPDF/rjenv_03970299_1991_num_16_4_2741.pdf, consulté le 1 juin 2022.

[5] Ibid..

[6] J. Raymond, « En matière de défense de l’environnement : la qualité pour agir des associations et le recours pour excès de pouvoir », Revue Juridique de l’Environnement, 1991, no n°4, p. 454, URL : https://www.persee.fr/docAsPDF/rjenv_03970299_1991_num_16_4_2741.pdf, consulté le 1 juin 2022, p. 458.

[7] L. Semal, Militer à l’ombre des catastrophes : contribution à une théorie politique environnementale au prisme des mobilisations de la décroissance et de la transition., op. cit. note 46, p. 162.

[8] P. Kana Nguetse, Écriture romanesque et militantisme écologique dans Le Parfum d’Adam de Jean Christophe Rufin, op. cit. note 19, p. 127‑128.

[9] C. Lafaye, L. Thévenot, « Une justification écologique ? Conflit dans l’aménagement de la nature », Revue française de sociologie, 1993, 34-4, pp. 495-524, URL : https://halshs.archives- ouvertes.fr/halshs-01540874/document, consulté le 05/05/2022. », Revue française de sociologie, 1993, no 34-4, p. 503.

[10] J. Baqué, La Fonte des glaces, op. cit. note 34, p. 157.

[11] F. Quillere-Majzoub, « À qui appartiennent les icebergs ? Discussion autour du statut des icebergs en droit international public », Revue Québécoise de droit international, 2007, no volume

[12] -1, p. 212, URL : https://www.persee.fr/docAsPDF/rqdi_0828-9999_2007_num_20_1_1076.pdf, consulté le 10 juillet 2022.

[13] J. Baqué, La Fonte des glaces, op. cit. note 34, p. 142.

[14] J. Baqué, La Fonte des glaces, op. cit. note 34.

[15] Ibid. p. 155.

[16] J. Baqué, La Fonte des glaces, op. cit. note 34, p. 156.

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