Cet article fait référence au grand A de la troisième partie du mémoire de Master de Bastien FAUVEL réalisé durant son Master II Recherche en philosophie à l’Université de Strasbourg (2021/2022)
Titre du mémoire : L’éducation des philosophes-rois dans la philosophie platonicienne : dans l’Alcibiade et dans La République
Titre partie 3 : L’éducation comme outil nécessaire face à la corruption : le projet pédagogique platonicien libérateur
Sommaire
L’éducation sportive et esthétique du philosophe : la gymnastique et la musique, ou l’apprentissage de la maîtrise de soi
La gymnastique ou l’équilibre de l’âme et du corps
Avant de développer les apports éducatifs concrets de la gymnastique tels qu’ils sont mis en exergue dans la République, replaçons d’abord contextuellement la gymnastique et plus globalement le sport dans le contexte athénien du Ve siècle.
Nous ne pouvons situer la date précise de l’instauration du sport dans les cités athéniennes, mais selon les travaux de Jaeger nous pouvons noter que celui-ci est considéré comme un modèle d’éducation pour les jeunes enfants et plus globalement représente un idéal de l’athlète et de l’homme équilibré.
En effet, Jaeger reprend les récits de Pindare, notamment les Epinicies, dans lesquels il dépeint l’idéal de l’harmonie entre le corps et la raison, considéré comme l’attribut aristocratique par excellence : « Les athlètes que ces œuvres dépeignent avec toute la vigueur harmonieuse et la perfection de leur noblesse, vivent, sentent, et parlent à nouveau pour nous dans la poésie de Pindare »[1] :
Cette idée d’une harmonie entre le corps et l’esprit rejoint donc le principe selon lequel la kalokagathia constituait un véritable modèle pour l’ensemble des athlètes et la consécration d’un idéal esthétique et moral, que l’homme peut acquérir par l’éducation et un long travail sur soi.
S.G Miller[2] prolonge ce commentaire d’une éducation sportive à travers la description des jeux funéraires en l’honneur de Patrocle dont nous renseigne Homère dans l’Illiade.
La boxe, le tir à l’arc, les acrobaties, existaient dès l’époque du Bronze s’apparentaient à une véritable coutume athénienne ainsi qu’un modèle d’éducation des jeunes comme en témoigne l’installation de l’Ephébie vers la deuxième moitié du IVe siècle :
L’Ephébie est une institution éducative dans laquelle, selon Xénophon, les jeunes de 18 ans devaient s’éduquer afin de devenir des sportifs aguerris et de véritables citoyens : la première année, l’apprentissage est dédié à la visite des sanctuaires et l’entrainement physique (lancer de javelot, catapulte ou combat en arme).
La deuxième année, l’entrainement était basé sous la forme d’une interrogation qui, si réussie par les élèves, pouvait leur conférer le titre de citoyen.
Dans cette perspective, la gymnastique participait aussi bien à l’éducation physique des jeunes, dans un développement de l’endurance, de l’équilibre, de la souplesse, mais surtout à une éducation politique certaine, à travers la transmission du devoir du citoyen notamment inspiré par la valeur du courage.
Si institutionnellement, le sport et plus précisément l’athlétisme sont reconnus comme un moyen par lequel les jeunes athéniens peuvent être éduqué, philosophiquement, l’athlétisme cristallise surtout un certain idéal de l’homme, aussi bien harmonieux du côté du corps que du côté de l’esprit, cet homme-là c’est le kalàs kagathos.
Cet homme-là est conditionné par la recherche d’un équilibre mais également par la recherche d’une excellence accentuée par les valeurs olympiques de l’époque grecque.
Sous la société hellénique, l’homme équilibré et harmonieux était un idéal recherché pour chacun des sportifs, il y’a donc dans cette perspective non seulement un développement physique dans l’athlétisme mais également un développement moral qui se caractérise par la recherche de l’accomplissement de soi comme individu bon et beau.
Dans ce cadre, l’homme athlète n’est pas seulement celui qui s’illustre dans les compétitions sportives mais celui qui, par l’acquisition de la vertu, se montre également exemplaire, dans son comportement en dehors de tout gymnase : d’ailleurs pour Pindare dans ses Olympiques, ce qui caractérise la supériorité d’un sportif sur un autre c’est moins une caractéristique physique qu’une plus grande bonté du caractère.
C’est le cas par exemple de la description de Hiéron de Syracuse qui triomphe de ses adversaires car « cueillant les cimes de toutes vaillances »[3]ou encore la bravoure illustrée par Théron l’Agrigentin lors de courses de char.
La victoire, lors des jeux sportifs, est donc non seulement un moment où sont récompensées les valeurs physiques, mais surtout le moment où se concrétise une certaine excellence du caractère développée par l’éducation.
La valeur de l’athlète n’est donc pas une valeur improvisée, mais elle est le résultat d’un processus long et dense en direction de l’excellence morale et physique.
Dans cette perspective historique, au contact de toute une représentation de l’homme athlète modèle, lequel étant éduqué aussi bien moralement que physiquement, comment se situe la vision platonicienne de l’éducation gymnastique ?
Dans la philosophie platonicienne et l’ensemble de son projet, nous retrouvons dans la suite de la vision athénienne l’importance de la symbiose qui doit exister entre le corps et l’esprit.
Il écrit à ce propos la chose suivante : « Par conséquent, dis-je, celui chez qui se trouveraient réunies, pour son âme la beauté morale, et pour son apparence des qualités qui s’accordent avec cette beauté en harmonie (sumphônoûnta) du même modèle, ne serait-ce pas le plus beau spectacle pour celui qui peut le contempler ? »[4] :
Cet idéal d’équilibre nous renseigne sur l’idée qui d’ailleurs se développe de nombreuses fois dans la philosophie platonicienne, que tout ce qui relève de l’immoral, de la disharmonie du comportement, renvoient directement à un déséquilibre interne, à un trouble psychosomatique concret.
Face à ce déséquilibre, la réponse de la République met sur la voie d’un projet pédagogique platonicien en direction d’un soin perpétuel du corps et de l’âme : ce soin n’est envisageable que dans la perspective de faire sortir l’âme d’un état de fureur, d’anoia.
D’ailleurs, la République, lorsqu’elle évoque l’importance de la gymnastique nous dit que celle-ci a comme tâche de « préciser les soins du corps »177 : la gymnastique s’attaque donc à tout ce qui constitue un défaut, un déséquilibre au sein d’une structure intérieure.
Nous voyons donc à partir de là en quoi, pour préserver l’homme d’un ensemble de penchant nocif à son humeur, le programme éducatif de Platon suppose une certaine corrélation entre un exercice régulier spirituel de l’homme, celui qui comme nous avons pu le voir s’adonne à la philosophie ou comme nous le verrons à la mathématique et celui qui contribue au développement d’une certaine harmonie corporel, sans basculer vers des excès concernant ces mêmes exercices.
C’est ce même principe qui sera exposé dans la République au livre II : Platon dit la chose suivante : « quelle sera donc leur formation ? Il est certes difficile, n’est-ce pas, d’en trouver une qui soit meilleure que celle qui a été inventée au cours des âges ? L’art de la gymnastique existe en effet pour les corps, et l’art de la musique pour l’âme »[5]:
En amont d’un exercice gymnastique qui concerne la préservation du thymique, nous avons donc tout un art musical qui intervient et qu’il faut considérer comme ce qui englobe la poétique, les discours et comme ce qui étymologiquement s’apparente à l’art des Muses.
Cet art, qui a pour but nous dit Platon de préserver les jeunes gens d’un ensemble de discours faux : les mythes notamment et tout ce qui expose une certaine déformation des dieux.
Cependant nous dit Platon la corrélation de ces deux types d’exercices pédagogiques supposent également un équilibre entre eux, l’un ne doit pas prendre le pas sur l’autre car lorsque la préoccupation du corps s’avère être trop poussée, comme c’est le cas chez les athlètes, elle peut tendre à empiéter sur tout un processus intellectuel en cours :
« Mais là où cette préoccupation constitue l’obstacle le plus sérieux, c’est quand elle entrave les études de toute nature, l’activité de réflexion et la concentration sur soi-même »[6] :
Platon, en exposant l’idée selon laquelle un soin excessif du corps est dangereux pour le développement humain met également en exergue l’idée que ce même soin excessif peut conduire à un appauvrissement des trois types d’activités philosophiques : les études (mathesis), les activités de réflexion (ennoeseis) et la concentration interne (melétas pros heauton).
Il faut donc trouver selon Platon un équilibre aussi bien du côté du corps que du côté de la pratique de ces jeux : la gymnastique sans la musique est néfaste.
Dans ces conditions, l’homme uniquement orienté vers les seuls exercices physiques et par conséquent il parvient à une « disposition d’une excessive brutalité »[7] tandis que celui qui s’adonne pleinement et uniquement à la musique « deviennent plus mous que ce qui est bon pour eux »181.
Ces hommes disposent pour Platon d’une âme brutale, d’une hostilité marquée à l’égard de toute pensée, un véritable misologos semblable à une bête féroce qui se presse d’agir avec brutalité et donc avec une absence totale de rationalité.
Face à ces comportements athlétiques marqués par la débauche et la décadence des plaisirs, la gymnastique s’oriente vers une véritable harmonie du corps et de l’âme à travers un équilibre réalisé entre deux natures contraires.
La domination d’un élément de l’âme contraire à l’autre, à savoir le caractère d’une extrême brutalité qui prend le pas sur l’idéal médiant, à savoir le caractère doux du philosophe : « Et pourtant, dis-je, cette brutalité tient de cet élément d’ardeur morale de leur nature, et s’il est élevé correctement, cet élément devient courageux, alors que s’il est tendu à l’excès, il devient rude et insupportable, comme on peut le prévoir »[8] :
Les deux naturels sont le naturel philosophe et l’ardeur du thumoeidès. Ils se combinent, sous l’influence de la gymnastique et comme nous le verrons, de la musique, dans un idéal qui définit l’exception du futur gardien, lequel allie aussi bien la sage modération et le courage.
Lorsque Platon nous dit que là où la gymnastique athlétique se tourne vers la « vigueur physique »[9] et uniquement celle-ci, la gymnastique d’ordre médicale ici consiste plutôt à « éveiller l’ardeur morale » [10]:
D’après les analyses de J. Frère[11], le thumos tient sa complexité en raison de son caractère ambivalent, il peut aussi bien se tourner vers l’excès, que vers un équilibre psychique maîtrisé, mais ne peut qu’être compris qu’en vertu d’une harmonisation complète.
Cette harmonisation qui se précisera lors de l’éducation musicale. C’est dans les Lois que nous retrouvons cette idée : « Je veux parler de l’âme et du corps qui, sans la gymnastique et le reste de l’éducation, ne mériteraient même pas d’être évoqués. … Car sur l’ensemble des trois choses sur lesquelles portent les soins de tout homme, la troisième et dernière est le souci de richesse … ; le corps tient le milieu, et le premier est celui de l’âme »[12] :
La gymnastique possède donc le pouvoir de fortifier et de maîtriser le thymique, face à deux éléments qui ont tendance à le pousser vers deux directions fondamentalement opposées.
Nous retrouvons également ce point de vue dans la vision d’Hippocrate qui pense également que la rectitude de l’attitude ne peut être possible, sans la préservation du corps face à un ensemble de vice extérieur : « Si le corps se porte bien et n’est troublé par rien, le mélange de l’âme est intelligent »[13] :
Cependant nous dit Platon dans Le Timée, la gymnastique ne peut concourir à cette harmonie de l’âme et du corps seule, d’ailleurs, elle devient un danger lorsque celle-ci est pratiquée d’une manière autonome, indépendamment de toute autre exercice qui permet de travailler la raison.
C’est d’ailleurs pour cette raison que Platon nous dit la chose suivante : « il faut donc que dès l’enfance, et tout au cours de leur vie, ils soient formés rigoureusement dans cet art. »[14] :
La gymnastique doit commencer dès l’enfance et doit reposer sur un exercice approprié et continuel de l’éducation corporelle, sans pour autant le fatiguer en vue de l’éducation scientifique et intellectuelle.
Dans cette perspective, Platon semble donc hériter du kalos kagathos, l’homme harmonieux aussi bien du côté du corps que du côté de l’âme, néanmoins nous ne pouvons pas dire que celui-ci hérite d’une certaine vision athlétique de la gymnastique en regard de sa critique.
Développons celle-ci.
Nous trouvons dans le livre III de la République une certaine vision médicale de la gymnastique chez Platon qui nous met en garde contre deux principes adoptés par l’idéal athlétique lui-même : le déséquilibre alimentaire et le soin excessif apporté au corps lui-même.
Tout d’abord, même si Platon compare les gardiens à des athlètes : La gymnastique dépasse donc ici la gymnastique, telle qu’elle est pratiquée par les athlètes : « Est-ce que le régime de ceux qui s’entraînent aujourd’hui conviendrait à de tels gardiens ? »[15] demande Platon en précisant juste après que « C’est un régime endormant et dangereux pour la santé. Ne vois-tu pas que ces athlètes qui s’entraînent passent leur vie à dormir et que, pour peu qu’ils s’écartent de la diète qui leur est prescrite, ils sont atteints de graves et violentes maladies »[16] :
La gymnastique en appelle donc comme le dit Platon à la prévention concernant un régime alimentaire drastique, lequel permet aux gardiens de la cité de s’adapter en période de campagne militaire lors desquelles ils subissent de nombreuses contraintes au niveau de l’alimentation.
Nous pouvons comprendre à partir de là que la gymnastique n’est pas seulement un outil grâce auquel les futurs gardiens de la cité se développent dans leur relation au corps et à l’âme, mais surtout un outil au contact duquel ils se protègent de tout ce qui peut altérer cette relation harmonique.
De plus, la variété des aliments proposés par ce même régime peut être pour Platon responsable de nombreuses maladies, comme c’est le cas pendant les campagnes militaires.
Ce qu’il est important de préciser ici et nous adoptons ici le point de vue de Michel Foucault dans l’Histoire de la sexualité, Tome II la diététique est véritablement ce qu’il appelle « un art stratégique »[17] :
Effectivement, elle permet une stabilité dans la conduite de l’homme, en maintenant le corps dans un état constant et en régulant ses plaisirs, mais surtout elle permet de développer chez l’homme une certaine faculté d’adaptation face à tout contexte changeant, face à toute situation ou toute campagne de guerre.
Cette stabilité corporelle est due à une prescription d’un régime relativement plus simple et moins déséquilibré, c’est ce qui fait dire à Platon que : « la meilleure gymnastique »[18] est « cette sœur de cet art poétique et musical fait de simplicité. »[19]
Le guerrier éduqué à la gymnastique est celui qui sait s’armer face à des circonstances qui peuvent entraver la rigueur de son régime initial, car son corps a été éduqué d’une telle manière qu’il est capable de résister et de s’acclimater à tout changement.
Le principe de variété constitue aussi bien un problème à l’échelle politique, les variétés de modes de vies, qu’à l’échelle nutritionnel dans la diversité des denrées et des produits consommés.
Si nous faisons état de cette analogie c’est parce que l’alimentation des citoyens renvoie directement à Platon dans la Républiquemais aussi dans Les Lois, à un problème éminemment politique : une mauvaise alimentation symbolise le manque de mœurs de l’ensemble des individus et une mauvaise constitution qui considère la réglementation de cette alimentation comme une question étrangère à la cité et à l’harmonie de celle-ci.
Ce problème se remarque dans la description que fait Platon de la première cité et de l’abondance du luxe et des produits alimentaires qui caractérisent celle-ci : il décrit au livre II une véritable « cité de pourceaux »[20]c’est-à-dire une cité gonflée d’humeur qui se nourriront de « sel, des olives, du fromage, et ils feront cuire des oignons et des légumes »195 :
Nous retrouvons également dans cette perspective des desserts trop raffinés composés de figues, de pois chiches, de fèves. Le refus d’une alimentation stricte et rigoureuse et l’absence total de simplicité à travers cette alimentation caractérise donc une profonde décadence de la cité, que nous comprenons également par la comparaison que Platon de celle-ci avec un corps.
A travers l’établissement d’une alimentation équilibrée et un soin constant sur ce qui est mauvais et bon pour le corps, la gymnastique, telle que l’entend Platon, entend non seulement dépasser le modèle de conduite athlétique lié à l’abondance de la nourriture, mais vise également à réformer l’ensemble des pratiques sociales de la cité concernant l’alimentation des citoyens en général.
Nous comprenons d’ailleurs ce point de vue en regard de l’un des piliers fondamentaux de l’éducation platonicienne : l’habitude et l’acquisition de bonnes dispositions.
Ce n’est qu’à partir de ce modèle que le corps peut préserver son équilibre indépendamment de toute nouveauté ou changement dans la conduite alimentaire. Si Platon pointe l’excès alimentaire, il cible également, notamment chez les Siciliens, l’excès sexuel et la tentation livrée aux plaisirs charnels par le fait « de prendre auprès d’eux une jeune maîtresse corinthienne »[21] :
Ceci est en effet provocateur, dans la mesure où la ville de Corinthe était réputée pour son luxe ainsi que son goût pour la prostitution.
En effet, nous pouvons expliquer cette analyse en relation au contexte intellectuel médical dans lequel Hippocrate joue un très grand rôle : Dans son traité Du Régime il met d’ailleurs en exergue l’idée selon laquelle la santé humaine est le résultat d’un équilibre permanent entre l’élément rationnel et l’élément corporel.
Pour se faire, il prône comme le fait Platon une diète appropriée comme maintien de cet équilibre : Cette diète passe évidemment par un régime alimentaire régulier, mais notamment par la pratique de la gymnastique, comme il le dit :
« Les courses de fond augmentées peu à peu, peuvent, en échauffant la chair, la cuire et la dissoudre ; elles digèrent la force des aliments qui est dans la chair ; elles rendent le corps plus lent et plus fort que les courses simples. »[22] :
La gymnastique est ici comprise dans son ensemble (lutte, étirement, course de fond) comme un outil essentiel au maintien d’une bonne santé, à condition que l’ensemble de ces exercices soient adaptés selon les constitutions physiques naturelles.
Dans la lignée de la tradition hippocratique, Platon considère donc la gymnastique comme un véritable exercice à vocation clinique, qui lave l’homme de tous les excès et qui permet, à des fins médicales, de combattre la maladie.
A ce titre, la gymnastique est un véritable outil par lequel l’homme, parce qu’il cultive grâce à celle-ci un équilibre du corps et de la raison, se forge une certaine résistance et un contrôle à l’égard de tout excès charnel.
C’est ainsi comme outil d’harmonie intérieure et comme outil en vue de quoi est recherchée la beauté corporelle dans son union à l’âme, que la gymnastique doit être comprise comme une pratique incluse dans un programme éducatif.
Dans cette perspective, la gymnastique doit être pratiquée au contact de la philosophie et de la musique, sans quoi elle affaiblirait le désir de savoir, lui qui deviendrait par conséquent « sourd et aveugle du fait justement qu’il n’est ni mis en éveillé ni alimenté »[23] :
Dans ces conditions, en mêlant musique et gymnastique, le philosophe devient un « parfait musicien »[24] c’est-à-dire un homme profondément harmonieux du côté de l’âme et du corps mais aussi un homme cultivé parfaitement formé dans les sciences et les arts.
Cette image de l’homme comme musicien est d’ailleurs développée dans le Lachès[25] selon la métaphore suivante : la vie de cette homme digne d’être considéré comme un véritable homme, est une vie symphonique, celui qui commet des actions toujours harmonieuses et qui ne se tournent jamais vers un excès du discours ou du désir, mais vers l’équilibre.
Dès lors, cette éducation accomplie est le critère qui permet de fonder la responsabilité politique des philosophes concernant la protection de la constitution politique :
« il nous faudra donc en tout temps dans notre cité, Glaucon, quelqu’un de ce genre pour exercer un contrôle, si la constitution doit être sauvegardée ? »[26] :
Nous comprenons ainsi de quelle manière le philosophe doit s’adonner aussi bien avec assiduité à la musique qu’à la gymnastique au risque d’un équilibre rompu, au risque d’un penchant tourné vers une colère démesurée et par conséquent irrationnelle.
Dans cette perspective, l’image de Platon relative à l’homme symphonique ne nous invite-t-elle pas à nous pencher du côté de la musique ? Dans quelle mesure celle-ci complète l’éducation à la gymnastique ? C’est ainsi ce que nous allons voir dès à présent.
[1] W. JAEGER, Paideia : La formation de l’homme grec, Paris, Gallimard, 1988.
[2] S. G. MILLER, Ancient Greek Athletics, New Haven, Yale University Press, 2004.
[3] PINDARE, Olympiques, 1, 11-12.
[4] PLATON, République, III, 412a. 177 Ibid., III, 403d-e.
[5] PLATON, La République, II, p.150, 376e.
[6] PLATON, La République, III, p.197, 407c.
[7] PLATON, La République, III, p.202, 410d. 181 Ibidem.
[8] Ibidem.
[9] PLATON, La République, III, p.202, 410b.
[10] Ibidem.
[11] FRERE Jean, Ardeur et colère : le « thumos » platonicien, Paris, Éd. Kimé, 2004.
[12] PLATON, Les Lois, 5, 743d-e.
[13] HIPPOCRATES, Tome 6, 1. partie : Du régime, Paris, Robert JOLY (trad.), Les Belles Lettres, coll. « Collection des universités de France. Série grecque », 2003.
[14] PLATON, La République, III, p.192, 403d.
[15] Op.cit., III, 404a.
[16] Ibidem.
[17] FOUCAULT Michel, Histoire de la sexualité, 2, l’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984.
[18] PLATON, La République, III, p.193, 404b.
[19] Ibidem.
[20] PLATON, La République, II, p.143, 372d. 195 Ibid., 372c.
[21] Ibid., 404d.
[22] Op.cit.
[23] PLATON, La République, III, p.204, 411d.
[24] Ibid., 412a.
[25] PLATON, Lachès, 188d.
[26] PLATON, La République, III, p.205, 412a.
La musique ou le plaisir de l’harmonie
Avant de développer la conception de l’éducation musicale chez Platon et la manière dont celle-ci a une réelle portée pédagogique et esthétique, il convient de mettre en exergue le contexte dans lequel s’inscrit cette conception, un contexte profondément marqué par la censure des arts comme nous avons pu le mentionner à travers la critique des poètes.
Selon cette logique, nous pouvons suivre l’analyse poussée de Evanghelos Moutsopoulos[1] qui retrace le contexte contestataire dominé par la censure, de toute une éducation musicale traditionnelle.
Nous pouvons dans cette perspective soulever deux objets propres à la censure chez Platon : un premier versant qui s’occupe de la censure d’une littérature mythique de l’Athènes du Ve siècle rapportée par les aèdes, un artiste de la Grèce antique qui chante des épopées.
Ces récits pour Platon n’ont pas pour but de développer la fermeté et le courage de l’âme, mais tout juste à effrayer les jeunes enfants et à faire pleurer les nourrices qui sont en charges de leur protection.
De plus, ces mythes sont profondément immoraux dans la mesure où ils inculquent le mensonge mais aussi la laideur chez les jeunes enfants, lesquels sont profondément influençables du fait de leur jeune âge et de leur éducation pas assez aguerrie pour le moment. Cette idée est évoquée par Platon lorsqu’il dit :
Dès-lors, tu établiras, par voie de législation, une médecine telle que nous l’avons présentée, accompagnée dans la cité d’une magistrature, du genre que nous avons dit : elles prendront soin de tes citoyens, ceux qui sont bien dotés naturellement pour ce qui concerne leur constitution physique et leur âme. [2]
La censure liée à la politique culturelle d’Athènes qui préconise l’apprentissage de ce type de mythes et de récit se double également d’une certaine réglementation liée à l’art musical.
Platon se calque sur le modèle de la musique phrygienne et la musique dorienne, des types de musiques répandues en Grèce qui ont pour but d’exposer comme il le dit le caractère « pacifique » et dévoué des hommes qui agissent constamment sous l’influence de la raison, une conduite donc réfléchie et sage.
En outre, nous verrons que le principe qui doit structurer l’éducation musicale chez Platon est le principe de l’harmonie, dès lors il s’attaque à toutes les compositions qui proposent un déséquilibre et une variété de son et de note : le registre « panharmonique » qui se rapproche de composition beaucoup trop déséquilibrée mêlant plusieurs harmonies.
En somme, Platon considère le rythme comme le reflet d’un certain caractère, c’est pourquoi il va décider de bannir les rythmes qui, parce que trop désordonné, éloigne de l’homme d’un caractère « ordonné et courageux »[3]:
Platon fait ici état de la thèse selon laquelle, la qualité du rythme découle de nécessairement de la parole qu’il accompagne, or le logos ainsi que l’expression (lèxis) dépendent eux-mêmes du caractère propre de l’âme.
C’est pourquoi l’excellence de l’harmonie, du rythme et des discours découlent nécessairement de « l’excellence du caractère »[4] : c’est-à-dire le caractère toujours accompagné de réflexion, laquelle est orientée vers le beau et le bien et non la simple répétition habituelle des habitudes.
Dans le même ordre d’idée, Platon souhaite exclure l’Aulos qui, selon les commentaires de Barker (1984)[5] et Schlesinger (1939), transmettait d’une part une musique bien trop émotive et lamentatrice, pour le caractère courageux des soldats, et d’autre part une musique bien trop individualiste en regard de l’idéal civique.
Dans ce contexte, nous comprenons que la musique traditionnelle d’Athènes (bien que Platon conserve certains instruments comme la flûte simple) est un outil de perversion et d’infantilisation des âmes humaines selon deux critères : le rythme changeant et désordonné de l’harmonie dans un premier temps qui peut être comparé à la critique de Platon concernant le monde sensible du devenir et d’un dynamisme des choses.
Les sentiments et principes que ces mêmes musiques transmettent dans un second temps, des sentiments de mollesse, de luxe et de complexité, bref un ensemble de sentiment paradoxal avec un idéal d’éducation philosophique.
De plus, il est important de constater dans le livre X de la République que Platon est également hostile à toute pratique musicale fondée à partir d’une ignorance des attitudes vertueuses et morales :
Car vous n’irez pas me dénoncer aux poètes tragiques et aux autres auteurs qui pratiquent l’imitation. Il me semble que toutes les œuvres de ce genre causent la ruine de l’âme de ceux qui les entendent, s’ils n’ont pas l’antidote, c’est-à-dire la connaissance de ce qu’elles sont réellement [6]
Nous pouvons comparer cette critique avec celle opérée contre les sophistes dans la mesure où les deux sont tournées vers la transmission d’un savoir illusoire.
Ainsi, face à ce contexte réglementaire, comment Platon met-il en œuvre une nouvelle éducation musicale ? Sur quels critères repose-t-elle ? L’ambition musicale propre à Platon réside donc dans le dépassement de ce contexte artistique marqué par la disharmonie et le déséquilibre entre les rythmes, afin de rechercher une éducation qui « les dispose insensiblement à la ressemblance, à l’amour et à l’harmonie avec la beauté de la raison »[7] :
Par la musique et la poésie, l’enfant tend à reconnaître sa parenté perdue lors de sa corruption avec la raison. Nous allons ainsi développer cette ambition à travers l’idée que la musique consiste véritablement à perfectionner les habitudes en donnant à l’âme les ressources suffisantes afin de vivre une vie de concorde, d’harmonie et de régularité.
Ce qui revient ainsi à dire que la théorie des harmonies musicales chez Platon a une valeur fondamentalement éthique, dans la formation et l’éducation d’un éthos, d’un caractère propre à l’homme.
Face à ce contexte marqué par la censure et le bannissement d’une musique telle que nous l’avons décrite, il est important, pour comprendre la visée de l’éducation musicale chez Platon, de restituer ses principales influences que sont Pythagore, réformateur, philosophe et mathématicien présocratique et Damon d’Athènes, un musicien, musicologue du Vᵉ siècle.
Dans cette perspective nous allons montrer de quelle manière Platon dépasse l’usage traditionnel de la musique en proposant une éducation musicale basée sur le plaisir ressenti à l’égard du principe harmonique.
Dès lors, l’analyse de Platon qui entend remettre en cause les pratiques musicales de son époque, se double également d’une volonté de concevoir la musique comme un véritable outil d’évolution du caractère, aussi bien capable d’éveiller chez le philosophe en formation l’attirance vers les choses bonnes que le plaisir lié à celles-ci.
La conception musicale de Platon possède donc un versant moral et esthétique dans l’émergence d’une nouvelle manière de vivre au contact des choses belles chez le philosophe, mais également dans la production de nouveaux sentiments au contact de la belle musique.
Comme en témoigne Paloma Otaola[8], Damon et son école ont élaboré une nouvelle vision de la musique caractérisée par la notion d’éthos : la musique joue selon la vision Damonienne une influence considérable dans le développement de l’enfant puisqu’elle nourrit l’âme d’une certaine manière d’agir et de penser habituellement, toujours sous la direction d’un logos gouvernant.
La musique n’est pas simplement écoutée, mais elle a des répercussions concrètes, elle rend meilleur le caractère humain et l’oriente constamment vers des choix intelligents et réfléchis.
Damon compare d’ailleurs la musique et la dialectique dans une même perspective et ambition pédagogique : enseigner la vertu. L’abandon de l’aulos serait d’ailleurs dû aux théories de Damon et leur apport éthique, bien que celui-ci ait été attaqué par un ensemble de courant partisan de l’éducation traditionnelle d’Athènes. Ce qui a d’ailleurs influencé la conservation de l’aulos comme en témoigne Athénée.
Dans une comédie d’Aristophane en 427, un jeune homme pratiquait la lyre et l’aulos, de l’autre côté Xénophon parle au début du IVᵉ siècle de certains professeurs qui enseignaient cet instrument. Ces mêmes courants refusaient toute approche nouvelle concernant l’éducation musicale.
A travers la figure de Damon nous pouvons retrouver celle de Socrate du fait de leur lutte commune face à un système éducatif, politique et social bien conservateur, ce qui explique sans doute la reconnaissance de Platon envers lui et la réappropriation de ses thèses, comme il le dit :
« Sur ces questions dis-je, nous prendrons conseil auprès de Damon »[9] : Bien qu’il se montre critique à l’endroit de son invention du mode lydien, Platon reconnaît à Damon le mérite d’avoir engagé une classification des mesures musicales en regard de leurs effets sur le caractère et sur les sensibilités provoquées « pour savoir quelles mesures conviennent à la servilité, à l’excès violent, à la folie, et à toute autre forme de vice, et quels rythmes sont propres aux qualités contraires »211.
Nous pouvons supposer dans cette perspective, que cette classification prônée par Damon est à l’origine de la réglementation initiée par Platon de la musique et des arts en général.
De plus, Platon s’inspire également des thèses pythagoriciennes et principalement de deux dimensions : la dimension purgatoire et cathartique de celle-ci. La musique est dans ce cadre un outil qui permet de laver l’âme des passions et de toute influence néfaste.
La musique est donc abordée d’une manière thérapeutique : les pythagoriciens employaient d’ailleurs la lyre chez les jeunes enfants avant de dormir afin d’équilibrer selon Plutarque « les esprits et exorciser les passions en les troublant ». Pierre-Maxime Schuhl[10] revendique notamment la présence d’une technique musico-thérapeutique prônée par différent médecin notamment Philistron, qui apaisait ses patients à l’aide d’un traitement musical.
De plus, et c’est d’ailleurs une des idées maîtresses de la philosophie musicale de Platon, l’idée d’une liaison entre harmonie mathématique et musique est une idée initialement pythagoricienne : La musique est pour Pythagore l’expression de la relation qu’entretiennent les êtres et les choses sous le prisme de l’harmonie. Voyons ainsi de quelle manière la philosophie musicale de Platon manifeste ces deux influences.
Si l’on devait brièvement présenter l’apport de Pythagore dans les théories éducatives platonicienne concernant la musique, nous pouvons centrer celui-ci autour de l’idée du principe d’harmonie.
Une harmonie plus précisément musicale comme le reflet d’une harmonie cosmique. Nous suivons ici les analyses de Brigitte Van Wymeersch qui lie la théorie pythagoricienne et la théorie platonicienne de la musique à travers une : « représentation du monde basée sur le concept d’harmonie, principe de cohésion des éléments et des êtres »[11].
Avant d’expliquer ce rapport, il convient de développer une idée plus générale du monde selon Pythagore pour en déduire la manière dont il applique le modèle du monde à celui de la musique. Dans Métaphysique Aristote dit la chose suivante à propos des pythagoriciens :
« Or il apparait que les pythagoriciens estiment, eux aussi, que le nombre est principe, à la fois comme matière des êtres que comme constituant leurs modifications et leurs états »[12] :
Nous voyons à partir de ce témoignage quelle est la place considérable des nombres dans la théorie pythagoricienne. Le nombre joue le même le rôle que l’idée chez Platon dans la mesure où il est le critère qui permet de donner un sens aux choses, de déterminer leur essence véritable.
Dans cette mesure, connaître une chose c’est connaître le nombre de la chose. En tant qu’arkhè, la place accordée au nombre par Pythagore nous fait comprendre que la connaissance du monde est une connaissance purement mathématique.
Ce principe, qui s’avère être le principe structurant du monde et des choses, est également celui qui régit pour Pythagore le rapport qu’entretiennent les nombres et les sons entre eux. Deux sons pour le mathématicien, sont également régis par des rapports fondamentalement numériques.
Cette déduction est le fruit, selon la légende, d’une expérience de Pythagore lui-même lors d’une balade, cette expérience sera reprise par Xénocrate lui-même. Lorsqu’il s’est baladé autour d’une forge, Pythagore a entendu différents sons qui venaient du martellement d’une enclume.
Entre ces deux sons, il y’avait un intervalle connu de Pythagore qui insistait fondamentalement sur un rapport mathématique. Sans nous arrêter sur des développements mathématiques ou de techniques musicales, nous pouvons simplement déduire que ces rapports étaient déterminés par l’octave, la quinte, et la quarte.
Nous trouvons-là l’idée selon laquelle même des choses abstraites, qui ne se voient pas à savoir les rapports entre les sons, sont également (comme le cosmos) structurés selon des connexions mathématiques.
A partir de là, les pythagoriciens décident de chercher ce qui fait le juste milieu de chaque rapport, de telle sorte que l’ensemble de ces mêmes rapports soient harmonisés et équilibrés autour d’une moyenne commune.
Cette moyenne s’est avérée nécessaire pour Pythagore en ce sens qu’elle a fait naître entre les sons d’une musique un principe d’unité, de simplicité et donc un principe également mathématique. C’est cette idée qui met l’accent sur une même conception de la musique chez Pythagore et Platon basée sur le principe d’harmonie entre les différents sons.
Nous pouvons donc comprendre à partir de cette précision toute la force de la théorie musicale platonicienne, dans la mesure où elle mêle une dimension émotionnelle, la sensibilité humaine et le plaisir ressenti par l’homme au contact d’une musique harmonisée, mais aussi une dimension médicale déjà évoquée au contact de la gymnastique, puisque cette harmonie musicale permet en même temps l’assouplissement de l’ardeur, la rendant utile et malléable, car comme le dit Platon :
« Ceux qui s’adonnent exclusivement à la gymnastique parviennent à une disposition d’une excessive brutalité, alors que ceux qui se consacrent uniquement à la musique et à la poésie, deviennent plus mous que ce qui est bon pour eux »[13] :
Dans ce cadre, nous voyons une approche originale de la musique chez Platon dans la mesure où il ne se contente pas de développer l’exigence esthétique de la musique mais également sa portée canalisatrice. En effet, celle-ci contribue à forger un équilibre chez le philosophe entre deux penchants naturels contraires, qui oscillent de la mollesse à la brutalité.
Cet équilibre peut être caractérisé par la notion de prothumia, qui tend à reconfigurer les affects problématiques de l’âme mais qui fait également émerger une certaine disposition du caractère envers les agresseurs ou les amis.
Cette prothumia incline le philosophe à ressentir un attachement envers son ami et une agressivité spontanée à l’égard de ses ennemis. A ce propos, Platon nous dit la chose suivante : « On se souciera d’autant plus de la cité qu’on s’en trouvera l’ami »[14] : plus qu’une certaine disposition d’attachement de l’âme à l’ami, à la manière du chien qui obéit à son maître, la musique produit également, grâce à l’équilibre intérieur qu’elle produit, une disposition d’attachement de l’âme à l’égard de toute une cité, d’une véritable communauté.
L’éducation musicale donne donc véritablement une orientation de l’âme vers les choses auxquelles doit apporter de la valeur, ici en l’occurrence la douceur envers la cité, un certain patriotisme qui se manifeste également par une répulsion à l’égard de ceux qui la menace.
Mais cet attachement à autrui et cette agressivité envers l’étranger menaçant nous dit Platon, se cristallise à travers, comme nous le venons de le dire, une certaine disposition du caractère, mais également au travers d’une véritable norme :
« Il faut donc, me semble-t-il, les observer à toutes les étapes de leur vie, pour voir s’ils sont bien les gardiens de ce principe et si, sous l’effet d’un sort ou de la contrainte, ils n’en viennent pas à mettre de côté à oublier leur conviction qu’il est nécessaire de faire ce qu’il y a de mieux pour la cité »[15]:
Il s’agit en quelque sorte d’un idéal de douceur à travers lequel le philosophe, au contact de l’éducation musicale, blâme ce qui doit être blâmer et se porte uniquement vers les belles choses qui nourrissent son âme. La musique est donc un outil grâce auquel le philosophe dompte ses tumultes de l’âme et nourrit une certaine disposition à la maîtrise et à la gouvernance de soi.
Mais aussi et c’est là toute l’originalité de la position platonicienne, la musique nourrit le philosophe d’un principe auquel il devient viscéralement attaché, à savoir le principe du bien commun. L’équilibre de l’âme rejoint également un certain équilibre dans l’usage des pratiques, à savoir la gymnastique et la musique.
L’une et l’autre doivent être pratiquées consubstantiellement, sans quoi le philosophe serait cet « animal sauvage »218 qui « s’engage dans toutes les activités avec violence et brutalité »[16] : l’usage de la gymnastique et de la musique vient donc résoudre cette tension qui se situe au niveau du naturel ardent et du naturel philosophe, au niveau plus généralement du corps et de l’âme.
Cette résolution se situe au niveau d’un équilibre trouvé entre l’ardeur morale et la raison mais aussi à travers la cultivation et l’entretien du désir naturel du philosophe. Mais pour bien comprendre ce contrôle des affects, il est nécessaire de préciser un second point lié cette fois-ci à la transmission de nouveaux modèles, davantage vertueux que ceux qui ont été exposés par la poésie traditionnelle.
En effet, Platon dit la chose suivante : « Or, dans la mesure où il s’agit de parole, il ne semble y’avoir aucune différence avec la parole non chantée, en ce qui a trait à la conformité à ces modèles ? »[17] :
Le principe d’imitation propre aux récits des poèmes doit être le même pour les paroles mises en musique : ils doivent présenter des modèles de conformité à la vertu, c’est pourquoi Platon va soumettre l’ensemble des modèles harmoniques traditionnels afin de mesurer leurs répercussions ainsi que leurs effets moraux.
D’après les commentaires de Leroux, l’ambivalence du terme grec harmonia suppose d’ailleurs l’idée d’une échelle musicale en même temps qu’un principe normatif insistant sur certaines règles de composition, dès lors étudions ces modèles.
En somme, ce qu’il est important de préciser également dans cette mesure, et c’est ce que Platon précise par la suite, c’est que la musique grâce à son principe harmonique et en s’adressant à la partie de l’ardeur de l’âme, mène le philosophe vers le courage.
En effet, Platon pose la question suivante : « Et l’âme de celui qui sera en harmonie sera à la fois sage et courageuse ? »[18] Celui-ci, au contact de l’harmonie dorienne, « imite les tons et les accents » du guerrier courageux qui, « abandonné par le destin, court au-devant des blessures et de la mort où tombe en proie à quelque autre malheur, mais qui dans toutes ces situations résiste au destin en joignant les rangs et en tenant bon »[19].
Dans ce cadre, l’harmonie dorienne peut constituer une réponse à la poésie homérique qui à l’inverse, incite l’homme à la lâcheté et à la peur de la mort du fait de son caractère terrible décrit dans l’Hadès. De l’autre côté, nous trouvons l’harmonie phrygienne :
Capable d’imiter un homme engagé dans une action pacifique, non violente, mais qu’il accomplit de plein gré (…) et qui dans la foulée, agira de manière réfléchie et sans arrogance, mais en toutes circonstances mènera une activité empreinte de sagesse et de mesure 223
Face aux modèles de guerre et de haine entre les dieux que proposent la poésie homérique, l’harmonie phrygienne est capable quant à elle, de transmettre des modèles liés à la paix mais aussi aux actions mesurées indépendantes de toute démesure.
Face à la poésie homérienne, les mouvements harmoniques et simples (phrygienne et dorienne) de la musique ont donc la vocation de transmettre à l’âme du philosophe une prise de conscience d’un modèle qui renvoie au courage et à la sagesse du caractère auquel il doit se référer.
Cette idée entraîne une conception de la musique comme un outil de célébration de la vertu, aussi bien des hommes que des femmes, qui stimulera chez l’oreille du philosophe l’émulation et la tentation à imiter ces modèles.
La musique est donc belle relativement au modèle qu’elle exprime, un modèle beau en l’occurrence : à savoir l’ordre harmonique et mathématique des sons, mais aussi l’expression de la vertu des caractères bons, comme celui du héros ou du guerrier.
L’éducation musicale constitue donc un véritable « art de la guérison »[20]dans la mesure où, contrairement aux chants plaintifs qui ont pour but de nous maintenir constamment dans un état de lamentation et donc dans un certain dérèglement de l’âme, elle nous habitue à aimer ce qui nous fait du bien et nous pousser vers les choses qui sont bonnes pour nous, celles qui nous donnent du plaisir.
Telle est la raison pour laquelle, Platon admet n’avoir « besoin ni d’instruments polycordes, ni de composition panharmonique, dans nos chants et nos mélodies. »[21]
Les esprits incultes ne réalisent pas la portée de la musique dans la mesure où ils ne sont pas conscients du bouleversement corporel et émotionnel que celle-ci implique. Le philosophe lui, au contact d’un mouvement harmonique provoqué par les sons, sera conscient que ces critères l’entrainent vers la voie du beau et du bien.
Dès lors, la musique comme la poésie, si les deux sont appliquées à de bons modèles :
Constitue une valeur suprême, parce que le rythme et l’harmonie, plus que tout pénètrent au fond de l’âme, la touchent avec une force d’une très grande puissance, en lui apportant la grâce (…) et aussi parce que celui qui aura été élevé comme il convient aura la plus vive conscience des lacunes et de la médiocrité dans les objets de fabrication artisanale, autant que de la médiocrité dans les êtres naturels. [22]
L’habituation de l’âme dans l’écoute de musique harmonique et exprimant des modèles courageux, a donc pour objectif de dépasser et de guérir toute forme de tristesse à travers le développement d’un nouveau goût pour les belles choses. De telle sorte à désirer ce qu’il est bon de désirer, repousser ce qui est nuisible et par conséquent, ne pas ressentir de tristesse ou de malheur à l’égard de ce qui ne mérite pas ces ressentiments.
La différence entre l’homme vertueux et l’homme non-vertueux est donc mesurable à l’échelle de l’orientation des désirs : l’un désir et porte de l’attention vers de mauvaises choses parce qu’il ne sait pas ce qui est bon pour lui et ce qui par conséquent doit être désiré.
L’autre, parce qu’il sait ce qui est bon, parce qu’il connaît les objets vers lesquels tend notre désir en vue du bonheur, s’oriente par conséquent vers les choses bonnes.
Pourquoi ?
Parce que la connaissance de ce qui est bon résulte d’une habitude à désirer les choses bonnes, une véritable hexis au contact de laquelle nous nous forgeons un caractère vertueux et moral.
Le comportement que l’homme doit suivre suppose donc le modèle d’une symphonie, une symphonie qui soit capable d’harmoniser l’ensemble des parties de l’âme. Cette musique-là nous dit Platon fondée sur l’harmonie mathématique nous fait du bien, elle ne perverti plus l’âme comme peut le faire l’ensemble des mythes ou des types d’instruments que nous avons préalablement cité.
Elle produit non seulement une harmonie intérieure, mais également un certain plaisir chez l’homme. La beauté des sons et de la musique agit sur l’âme et le corps comme facteur de changement et l’harmonie de ces mêmes sons éveille une certaine exemplarité du caractère par grâce au modèle du citoyen courageux et altruiste.
Dans cette partie nous avons développé l’apport pédagogique des pratiques esthétiques et sportives chez Platon. Dans un premier temps, nous avons évoqué l’idée que la gymnastique permettait de réguler le caractère bestial de l’homme apparent au modèle de l’homme démocratique, qui ne cherche qu’à consommer plus au détriment de sa santé.
Cette régulation est possible dans l’institution d’un régime adapté aussi bien en période de guerre que dans la vie de tous les jours, lequel invite à une consommation modérée d’aliment simple et bon pour le corps.
La gymnastique et la musique invitent donc tous les deux à un idéal de maîtrise aussi bien du côté du corps, dans la limite de désir raisonnable et bon pour l’homme, que du côté de l’âme, dans la maîtrise de la partie ardente de l’âme, laquelle ne doit pas se transformer en une colère qui dompte l’homme.
L’ensemble de l’éducation esthétique et sportive lié à la pédagogie platonicienne se concentre sur le renforcement du caractère, de telle sorte à ce qu’il ne soit pas dominé par des penchants émotionnels contraires au caractère philosophique, lequel s’oriente vers l’excellence.
Néanmoins, dans la lignée d’une éducation corporelle et esthétique, l’éducation platonicienne ne vise-t-elle pas à développer en outre l’intelligence elle-même ? L’éducation platonicienne n’est-elle pas une éducation profondément scientifique dans la mesure où elle forge une connaissance des choses ?
Nous nous dirigeons à ce titre vers la portée mathématique de l’éducation, laquelle se déploie dans l’astronomie, la géométrie et l’arithmétique. Si nous avons développé l’exigence éthique et morale de l’éducation platonicienne, toute cette nouvelle partie va se concentrer sur la dimension propédeutique de celle-ci.
[1] MOUTSOPOULOS Evanghelos A., La musique dans l’œuvre de Platon, Paris, Presses universitaires de France, 1989.
[2] PLATON, République, III, p.201, 410a.
[3] Ibid., III, p.186, 399e.
[4] Ibid., III, p.187, 400d.
[5] Le traducteur G. Leroux note à ce propos une étude des deux chercheurs concernant d’une part la description de l’aulos comme des instruments composés de plusieurs tuyaux de différentes tailles. Ce qui peut expliquer la disharmonie des sons entre eux. D’autre part, ils évoquent les répercussions psychologiques et émotionnelles de ces deux instruments : ils renvoient aux lamentations et aux mélopées lascives communes à la tradition des rites corybantiques par exemple. D’où la possibilité d’entendre à leur contact des modulations exagérées et leur caractère individuel qui contraste totalement avec un idéal de communauté.
[6] PLATON, République, X, 595a-b.
[7] Ibid., III, 401d.
[8] OTAOLA Paloma, « L’ethos des rythmes dans la théorie musicale grecque », Musiques et danses dans l’Antiquité, Rennes, Marie-Hélène Delavaud-Roux (éd.), Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2019, p. 91-108.
[9] PLATON, République, III, p.186, 400b. 211 Ibidem.
[10] SCHUHL Pierre-Maxime, « Essai sur la formation de la pensée grecque : introduction historique à une étude de la philosophie platonicienne », Paris, Presses universitaires de France, 1949.
[11] VAN WYMEERSCH Brigitte, « La musique comme reflet de l’harmonie du monde. L’exemple de Platon et de Zarlino », coll. « Revue Philosophique de Louvain », 1999, p. 289-311.
[12] ARISTOTE, Métaphysique, A 5, 986a.
[13] PLATON, République, III, p.202, 410d.
[14] PLATON, République, III, p.205, 412d.
[15] PLATON, République, III, p.206, 412e. 218 PLATON, III, p.204, 411d.
[16] Ibidem.
[17] PLATON, République, III, p.184, 398d.
[18] PLATON, République, III, p.203, 411a.
[19] PLATON, République, III, p.184, 399a-b. 223 Ibidem.
[20] PLATON, République, X, p.497. 604c.
[21] PLATON, III, p.185, 399c.
[22] Ibid., 401d-e.
Pour rappel, l’article présente uniquement le grand A de la troisième partie du mémoire. Pour plus d’informations, n’hésitez pas à vous adresser directement auprès de l’auteur.
Introduction – L’éducation des philosophes dans la philosophie platonicienne
1-A – Alcibiade: critique du contexte politique et intellectuel
1-B – La république : critique de la démocratie athénienne
2-A – Le philosophe comme réponse au contexte démocratique et aristocratique
2-B – Philosophe : entre désir de l’être et corruption
3-A – Philosophie : éducation sportive et esthétique
Bastien FAUVEL
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