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Platon : Philosophie et Éducation scientifique

Cet article fait référence au grand B de la troisième partie du mémoire de Master de Bastien FAUVEL réalisé durant son Master II Recherche en philosophie à l’Université de Strasbourg (2021/2022)

Titre du mémoire : L’éducation des philosophes-rois dans la philosophie platonicienne : dans l’Alcibiade et dans La République

Titre partie 3 : L’éducation comme outil nécessaire face à la corruption : le projet pédagogique platonicien libérateur 

Platon - L’éducation scientifique du philosophe : les sciences mathématiques à travers une exigence purgatoire et propédeutique

L’arithmétique : Le retournement du regard vers l’unité face à l’identification contradictoire de l’être et du non-être.

Avant de développer dans le fond l’apprentissage que supposent les sciences mathématiques, il est nécessaire de définir celles-ci, selon trois exigences. Une exigence tout d’abord propédeutique.

En effet, à la différence de la musique et de la gymnastique qui ont l’ambition d’enseigner comme nous l’avons dit, des habitudes liées au plaisir de l’harmonie et une certaine maîtrise de soi, les sciences mathématiques se portent davantage sur l’enseignement d’un savoir.

Platon dit à ce propos la chose suivante : « Elle (la gymnastique) éduquait les gardiens en leur donnant des habitudes, contribuant à leur procurer un certain état harmonieux sur la base de l’harmonie musicale, et non pas un savoir, et de même une disposition bien rythmée sur la base du rythme musical. » [1] :

Platon poursuit en disant également « La musique procure de surcroît dans ses paroles d’autres habitudes (…) mais on ne trouve en elle aucun enseignement orienté vers ce bien »[2].

Nous voyons ainsi deux différences majeures entre l’éducation esthétique et l’éducation scientifique proposées par Platon : D’un côté nous trouvons un apprentissage qui a pour objet la maîtrise des penchants excessifs de l’âme, de l’autre nous trouvons un apprentissage qui revête une exigence profondément scientifique, dans la mesure où elle se porte directement vers la connaissance, vers une étude plus approfondie liée à la recherche du bien.

En outre, la visée de l’un se cantonne au monde sensible, au caractère physique et moral de l’homme, quand l’autre souhaite dépasser ce monde dans l’ascension vers une nouvelle connaissance.

C’est d’ailleurs ce que nous dit Xavier Rivière dans sa thèse intitulée « Les objets mathématiques dans la théorie platonicienne de la connaissance et de l’action » qui compare la connaissance (gnôsis) avec le terme grec de methodos :

La connaissance nous dit Rivière implique nécessairement une « voie de recherche », c’est-à-dire un certain cheminement orienté vers l’exploration d’une certaine fin, la fin ici que nous pouvons situer à l’aune de la saisie de l’Eidos.

Cette voie de recherche implique trois moments selon lui : le premier se concentre sur ce qu’il appelle des « objets différenciés »229, c’est le moment de la sensation, l’aperçu primaire et comme nous le verrons contrarié que nous donne la réalité [3] d’un doigt.

Ce moment est suivi de l’étape des rapprochements (sullogismoi), le sujet opère ici une distinction entre un doigt plus petit et un doigt plus grand, étape qui a pour but d’induire une véritable orientation intellectuelle vers la saisie des « unités indifférenciées »,[4] l’unité arithmétique et par conséquent l’unité en soi qui constitue la dernière étape.

Si nous sommes d’accord avec l’idée selon laquelle la science mathématique est orientée vers un dépassement de la pure sensation, nous pouvons en revanche soulever une insuffisance quant à la tripartition de la méthode liée à la science mathématique opérée par Rivière.

En effet, celle-ci n’insiste pas assez selon nous, sur le processus qui permet de passer du sensible, l’étape primaire, à l’étape d’intellection, l’étape ultime, comme si celui-ci n’était que le résultat d’un basculement logique et nécessaire.

Le dépassement de la sensation et l’orientation du regard vers l’intellect et donc la saisie des unités, ne peut se faire selon Platon qu’en vertu d’une prise de conscience chez le sujet concernant le caractère erroné du monde sensible.

Il manque donc selon nous à cette tripartition, l’étape de la conversion et de la réorientation de la vision que nous allons exposer dans cette partie. 

En effet, nous pouvons relever suite à l’exigence propédeutique des sciences mathématiques une deuxième exigence, c’est-à-dire une exigence cathartique. Dans cette perspective, nous pouvons nous fier au moment où Platon, après avoir conclu l’exposé de l’allégorie de la caverne, décrit les outils qui permettent de se détourner de l’obscurité que l’œil perçoit.

C’est en effet le rôle des sciences mathématiques, qui pratiquent ce qu’il appelle « l’art de ce retournement »[5]: Cet art est donc un savoir dont la finalité tient à la recherche d’une connaissance.

La finalité de la formation philosophique suppose donc une forme de conversion du philosophe, qui est non seulement un détournement du monde sensible mais également un retournement vers le monde intelligible. Nous retrouvons ici un processus qui prétend bouleverser, comme dans l’Alcibiade, la posture du regard qui jusqu’à présent ne se porte que vers les choses obscures et contradictoires.

Il ne s’agit pas de produire une connaissance, l’ambition n’est en aucun cas une ambition productive, qui consiste à remplir l’âme de tout un tas de connaissance, mais l’ambition réside dans une certaine mise en œuvre selon Platon, qui nous dit la chose suivante : « Un art consacré à la manière dont cet instrument peut être retourné le plus facilement (…) l’art de mettre en œuvre ce retournement »[6] :

La destination des sciences mathématiques comme art du détournement, réside donc dans une certaine induction d’une puissance de pensée, d’un pouvoir de l’âme qui repose sur la possibilité de connaître l’intelligible.

Ce passage montre également que ce retournement s’avère être une capacité innée chez le philosophe, il est en mesure d’acheminer vers la puissance de la pensée dans la mesure où nous dit Platon « il la possède déjà, sans être correctement orienté »[7] :

Il s’agit d’une potentialité que nous pouvons comparer à l’éros philosophique décrit préalablement, ce désir naturel porté vers le savoir. Néanmoins, ce désir, comme nous l’avons vu en décrivant le phénomène de corruption, est désorienté face au poids de la croyance sensible.

Dans ce cadre, cette exigence cathartique, s’occupe de l’âme qui, si « dès l’enfance on la taillait et qu’on coupait les liens qui l’apparentent au devenir »[8] serait capable de pouvoir percevoir les choses avec le plus d’acuité et la meilleure orientation possible, c’est-à-dire l’orientation vers le bien.

Les sciences mathématiques ne sont donc pas exclusivement des sciences propédeutiques qui recherchent un savoir et une connaissance, mais elles sont véritablement un remède pour une âme désorientée.

Le rôle des sciences mathématiques n’est ainsi pas de produire quelque chose de nouveau, d’implanter à l’individu philosophe un nouveau caractère, mais bien de reconfigurer une vision malade, qui reste cantonné à l’espace trompeur du sensible. Cependant, comment éduquer l’âme à la connaissance du bien, si celle-ci reste prisonnière des désirs et des convoitises ? 

Enfin, nous pouvons cibler une exigence universelle, propre à l’enseignement des sciences mathématiques. Si Platon affirme véritablement la différence entre les apprentissages de la gymnastique et de la musique avec l’enseignement mathématique, il opère une deuxième différenciation entre les sciences mathématiques et ce qu’il appelle les « arts de tâcherons »[9] :

Il s’agit des savoirs exposés au livre VI parmi lesquels on retrouve la médecine ou encore la rhétorique. Ces arts selon Platon ont un côté trop systématique, ils relèvent de la technè et s’appliquent donc à la recherche d’un savoir particulier lié à une production particulière. Les sciences mathématiques n’ont quant à elles, rien de systématiques et en outre, elles recherchent un savoir qui n’a de sens qu’en vertu d’une application et d’une portée universelle.

Nous voyons ici toute l’importance des sciences mathématiques dans la mesure où l’objet de son savoir est également celui de l’ensemble des autres arts, celui nous dit Platon que « tout le monde doit apprendre en premier »[10] : L’importance des sciences mathématiques se mesure ainsi à l’échelle de l’universalité de son raisonnement, lequel doit être celui d’un ensemble de pratique et d’un ensemble d’art. 

L’éducation mathématique consiste donc en une opération purgatoire, en nous libérant d’un point de vue biaisé et partiel de notre regard présent sur le monde terrestre et aliéné aux intérêts mondains.

Nous pouvons, dans ce cadre, mobiliser l’analyse d’Emmanuelle Jouët-Pastré qui, dans son article nous explique tout le sens de ce retournement, à travers l’expression « voir l’intelligible »[11] :

Nous rejoignons son hypothèse d’après laquelle il n’existe pas chez Platon deux mondes distincts, l’un sensible et l’autre intelligible qui ne pourraient être apercevables qu’à partir d’une sorte d’extase,mais il existe plutôt deux manières de voir les choses : soit en les réceptionnant et en se tenant à la sensation, soit en faisant intervenir la raison et en essayant de les comprendre par le biais des idées.

Dans le même ordre d’idée, nous pouvons poursuivre ce commentaire à travers la réception que fait Jean Joël Duhot de l’allégorie de la caverne dans son œuvre Leçons sur Platon. Il remarque avant toute analyse rigoureuse de l’allégorie, que celle-ci pose ce qu’il appelle un « dualisme trompeur »[12] qui pose une opposition trop triviale entre un monde d’ici-bas et un monde d’en haut.

Comprendre le mythe selon lui, c’est encore une fois raisonner en parlant de regard plus que de monde, un regard biaisé par les contradictions et un regard orienté vers le bien, ce qui est et qui n’est pas autre à la fois.

C’est pourquoi tout l’objet des sciences mathématiques est de se tourner vers les choses que seule la dianoia peut saisir, c’est-à-dire un type de connaissance discursive, qui conduit à la prise de conscience de l’unité.

Ce basculement ne peut se faire sans l’intervention d’un désir de voir les choses autrement. Ce n’est qu’à l’aide de ce type de connaissance, c’est-à-dire la saisie du bien qui se sépare d’un rapport sensitif au monde, que le philosophe pourra être jugé comme un homme politique.

Ces hommes riches selon Platon, non pas riches d’argent mais « de cette richesse qui est nécessaire à l’homme heureux, c’est-à-dire une vie bonne et remplie de sagesse »239 : Cet homme autrement dit qui dispose d’une sagesse de la pensée, une phronesis, c’est-à-dire un regard sur le monde et les choses qui s’accompagne constamment d’intelligence.

En somme, nous pouvons dire que l’exigence propédeutique ne peut être envisagée qu’à partir de ce même processus cathartique préalable. Ainsi, de quelle manière l’arithmétique répond à ces deux exigences ? De quelle manière engage-t-elle une réorientation du regard ? 

Afin de justifier la science arithmétique comme la science capable d’induire à la pensée la contemplation des choses intelligibles, Platon commence par exposer une différence entre ce qu’il appelle « les choses qui ne sollicitent pas l’intellection » et celles qui « sollicitent l’intellection »[13]: Cette distinction renvoie à celle faite entre la perception (aisthêsis) et l’intellection (noésis).

L’une est imprécise, trouble, quand l’autre donne à voir quelque chose de ferme et solide. De plus, la fracture opérée entre les deux modes de rapport au monde se manifeste également dans la cohérence de l’objet saisi : les perceptions au sein d’un même objet peuvent être contradictoires dans la mesure où elles peuvent unir deux contraires entre eux.

Pour relever cette contradiction, Platon utilise l’image des trois doigts : « Disons que nous avons-là trois doigts, le plus petit, le second et le moyen »[14] : La sensation que nous avons de ces trois doigts est une sensation jugée satisfaisante à première vue dans la mesure où la vue nous offre des doigts identiques, peu importe leur couleur ou leur poids.

Cependant : « il est nécessaire que dans les cas de ce genre, l’âme soit perplexe et qu’elle se demande ce que peut bien signifier cette sensation qui présente l’objet dur, si elle le présente également comme mou »[15] : Cette sensation communique donc à l’âme une perception qui peut assembler deux éléments contraires, un doigt peut dans cette perspective être aussi bien mou que dur, ce qui produit une forme de perplexité liée à la posture de l’âme.

Ce qui intéresse Platon ici c’est moins la sensation directe que la communication d’une conception aporétique d’une chose, une chose qui est en même temps autre chose. Implicitement, nous voyons ici apparaitre le débat entre Héraclite et Platon concernant la nature de l’être par rapport au multiple. Héraclite reprend la question de l’Ecole de Milet : qu’est-ce qui persiste face au changement ?

Il met l’accent face à cette question, sur l’idée que ce qui persiste c’est le changement lui-même, les choses sont une suite d’assemblage des contraires. Cette conception dynamique et changeante du monde se manifeste même chez Héraclite dans sa conception du divin : « Dieu est jour nuit, guerre paix, il se différencie comme le feu quand il est baigné d’aromate »[16] :

L’unité cosmique ici soulève donc une union des contraires, le réel est une sorte de couple à mélange. Là où la fixité constitue un défaut de logos chez Héraclite, elle constitue chez Platon une solution et un dépassement du dynamisme de la réalité perceptible. Nous pouvons justifier cette idée lorsque Platon explique que la finalité de l’art du calcul réside dans « cette conversion naturelle de l’âme, qui se dégage du devenir et se tourne vers la vérité et l’être »[17].

Cette conversion se fait lorsque l’âme interroge ce qui relève donc de l’unité, ce qui ne revête plus une identité contradictoire mais ce qui est un. Face à la perplexité de l’âme concernant les apparences contraires du sensible et du devenir, elle sera nécessairement portée à s’interroger sur l’être stable, ce qui ne change pas et ce qui n’implique pas une autre chose qu’elle-même dans sa nature.

Cette perplexité de l’âme conduit de plus celle-ci à se porter vers un registre de connaissance supérieur, un registre qui selon Platon implique la saisie intellective des formes séparées : « Mais pour produire cette clarification, l’intellection a été contrainte de voir grand et petit non pas comme confondus, mais comme séparés, contrairement à ce que faisait la vue. »[18] :

Grâce à l’étude de l’unité, l’âme est en mesure de pointer les contradictions au sein du réel et donc en mesure de ne plus juger celui-ci comme la réalité ou la vérité des choses. Grâce à l’étude propédeutique de l’arithmétique, nous sommes dans un cadre qui nous permet de pouvoir prendre du recul sur la réalité existante afin de cibler celle-ci comme un cadre trompeur.

Platon fait d’ailleurs état de cette prise de conscience : « Oui, certainement, dit-il, la vision relative à l’unité détient tout à fait cette propriété : nous voyons en effet simultanément la même chose comme une et comme une quantité infinie de choses. »[19] La prise de conscience des contradictions existantes est la condition qui suscite donc un appel à la réflexion.

Le philosophe dans cette perspective mobilise l’intellection une fois qu’il a compris que deux choses ne peuvent pas être une et autre à la fois. Il en va pour les choses, mais aussi pour les opinions, c’est d’ailleurs ce que dit Platon dans le Sophiste : « Il est facile pour eux (…), une fois les arguments systématisés, de montrer que les mêmes opinions sont contraires en même temps sur les mêmes sujets, sous les mêmes rapports, dans le même sens »[20] :

Ce passage nous montre que sans la reconnaissance d’une contradiction à l’échelle d’un énoncé, le travail de réfutation ne pourrait être réalisé. Ce n’est qu’à partir de là que le mouvement entre l’œil et le corps qui symbolise l’intellect sera engagé, tel que décrit par Platon : « comme si un œil se trouvait incapable de se détourner de l’obscurité pour se diriger vers la lumière autrement qu’en retournant l’ensemble du corps »[21] :

Le mouvement ici est un mouvement généralisé, qui permet l’accès à l’œil de l’âme, c’est-à-dire l’intellect lui-même, la puissance d’intellection, qui constitue une connaissance à partir du moment où elle s’actualise dans la contemplation des formes intelligibles.

Il ne s’agit donc plus, suite à cette mise en lumière de la contradiction sensible, de se tourner vers des réalités contraires et contradictoires, mais bien de se porter vers l’unité en soi, l’être métaphysique au sens de ce qu’il est réellement.

Ce qu’il est réellement, c’est-à-dire ce qu’il est, indépendamment du devenir et de son contraire. La recherche doit donc se concentrer sur les nombres en eux-mêmes, le « un, le deux et le trois »[22] et non sur les unités qui sont constamment divisibles, à l’image de ceux qui face à un petit tas de monnaie, pour reprendre l’image de Platon, vont constamment la multiplier plutôt que produire une unité.  

Si la portée théorique de cette science, c’est-à-dire l’ascension vers la connaissance, semble être mise au premier plan, au détriment comme nous aurons l’occasion de le rappeler des finalités marchandes, il ne faut pas moins négliger la finalité guerrière de celle-ci.

L’arithmétique est un moyen en vertu de quoi il est nécessaire d’organiser les armées, mais aussi de faire preuve de stratégie pendant les batailles.

Platon use dans cette perspective, encore une fois de l’ironie en comparant la situation militaire de Palamède et Agamemnon : l’un nous dit-il a fait preuve, grâce à sa connaissance du nombre, d’une grande organisation lors des batailles de Troie, lui qui « assigna à l’armée les positions pour la bataille », lui qui « dénombra les vaisseaux et tout le reste »[23].

Nous pouvons justifier l’intervention de la guerre grâce à sa position essentielle dans les responsabilités des gardiens : les gardiens, qui contiennent les philosophes et les auxiliaires, ont d’une part l’objectif de fonder la cité juste, selon une harmonie commune, mais également de préserver celle-ci de la stasis, c’est-à-dire de tout ce qui concoure au dérèglement et à la menace pour la cité.

L’enseignement de l’arithmétique a donc une fonction aussi bien cathartique et théorique que militaire et pratique, dans la mesure où à son contact, le militaire peut prétendre à préserver la sauvegarde interne des individus de la cité.

Au fond, la science mathématique préserve de deux types de corruptions : une corruption intellectuelle liée du devenir des choses, à l’apparence contradictoire du monde sensible, et une corruption militaire liée aux envahisseurs ou à ceux qui souhaitent dégrader le fonctionnement et la préservation de la cité.

D’ailleurs, les philosophes détenteurs de cette science une fois le long chemin vers l’intelligible parcouru, sont d’ailleurs contraints de redescendre dans la caverne, afin de déployer sa connaissance au service de la « communauté (…) afin qu’elle-même mette ces hommes à son service pour réaliser le lien politique de la cité »251 :

Dans cette perspective, nous comprenons donc que l’acquisition d’une science a non seulement des bénéfices personnelles pour le philosophe dans la mesure où elle l’oriente vers un bonheur personnel, mais elle a également des bénéfices sociales et politiques mesurables à l’échelle de la cité tout entière, lorsque celle-ci est enseignée. Ces bénéfices se soldent par un bonheur généralisé. 

Dans cette exposition de la première science mathématique, l’arithmétique, nous avons pu montrer en quoi elle constituait une première réponse à la posture corrompue du philosophe au sein de la cité et au contact des autres hommes.

Nous avons développé l’idée selon laquelle, l’arithmétique engageait le processus d’arrachement de l’homme philosophe à l’égard de sa posture aliénée, une posture soumise à la contradiction du réel et à un flux changeant.

Ce flux n’a aucunement, comme nous avons pu le montrer, une dimension ontologique, dans la mesure où il nous donne à sentir des choses caractérisées par une identité multiple et divisible. Une chose dans cette perspective, peut être molle et dure à la fois, chaude et froide en même temps.

L’arithmétique a donc, face à ce problème, une fonction purgatoire dans la mesure où, grâce à la recherche de l’unité, elle fait prendre conscience à l’homme de sa vision désorientée, de son existence trompée. Elle lui apprend à se détourner du monde sensible en favorisant chez lui un appel à la réflexion, un questionnement particulier sur la fiabilité de ce monde.

En outre, s’il convient d’enseigner une science capable de faire prendre conscience du caractère contradictoire du monde, n’est-il pas également utile de donner aux hommes, le bagage suffisant afin qu’ils puissent dépasser le raisonnement qu’ils ont à son égard ?

Autrement dit, la nature contradictoire des choses ne suppose-t-elle pas une manière de penser ces mêmes choses selon des critères hypothétiques et par conséquent détourné de la vérité ? C’est ainsi le problème que tente de dépasser la science géométrique, laquelle constitue la deuxième science à apprendre dans le programme éducatif platonicien.

Développons ainsi cette science et ses caractéristiques pédagogiques. 

[1] Op.cit., VII, p.369, 522a. 

[2] PLATON,                    III, p.370, 522b.

[3] RIVIERE Xavier, « Les objets mathématiques dans la théorie platonicienne de la connaissance et de l’action », ECOLE DOCTORALE LANGAGES et CENTRE GEORGES CHEVRIER. SOCIETES ET SENSIBILITES, 2016. Université de Bourgogne.

[4] Ibid., p.40. 

[5] PLATON, République, III, p.364, 518d. 

[6] Ibid., VII, p.364, 518d. 

[7] Ibidem. 

[8] PLATON, République, III, p.365, 519a. 

[9] PLATON,                    III, p.370, 522b.

[10] Ibid., 522c. 

[11] JOUËT-PASTRE Emmanuelle, « Que signifie voir l’intelligible dans les dialogues de Platon ? », Pallas. Revue d’études antiques, no 92, Presses universitaires du Mirail, 1er avril 2013, p. 217-224.

[12] DUHOT Jean-Joël, Leçons sur Platon, Paris, Ellipses, 2019. 239 Op.cit., VII, p.368, 521a. 

[13] PLATON, République, III, p.372, 523b.

[14] PLATON, République, III, p.372, 523c. 

[15] Ibid., 524a. 

[16] HERACLITE D’ÉPHESE, Fragments : citations et témoignages, Paris, Jean-François Pradeau (éd.), Flammarion, 2018.

[17] PLATON, République, III, p.372, 525c.

[18] PLATON, République, VII, p.373, 524c. 

[19] Ibid., 525a. 

[20] PLATON, Sophiste, 230b. 

[21] PLATON, République, VII, p.364, 518c.  

[22] Ibid., VII, p.370,522c. 

[23] Ibid., VII, p.370, 522d.  251 Ibid., p.366, 520a. 

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La géométrique : Le retournement du regard vers la figure en soi face à l’opinion hypothétique des géomètres

Il convient maintenant d’étudier, dans la suite du programme éducatif mis en exergue par Platon, la géométrie.

Pour se faire, nous allons préalablement nous arrêter sur les différentes critiques que Platon adresse aux géomètres de son temps et plus globalement à l’usage plus général de la géométrie traditionnellement.

Dans un premier temps, expliquons la critique de Platon concernant l’usage traditionnel de la géométrie, un usage trop utilitariste qui a pour but de s’écarter du domaine de la connaissance afin de se concentrer uniquement sur les pratiques humaines, donc du monde sensible.

Cette critique de la géométrie et de son usage marchand comme nous le verrons, appellera dans un second temps un deuxième type de critique, liée cette fois-ci aux raisonnements des géomètres eux-mêmes. Dans cette perspective, nous montrerons la remise en question de Platon par rapport à un raisonnement hypothético-déductif qui cible principalement celui des géomètres.

De la même manière que l’arithmétique, qui dépasse une contradiction au sein du langage qui se manifeste par la confusion d’une chose et son contraire, la géométrie s’attaque elle aussi, comme nous le verrons à une contradiction plus spécifique cette fois-ci, qui porte sur un certain raisonnement face au monde et les formes géométriques. 

En effet, Platon dit la chose suivante : 

C’est en effet comme des praticiens, soucieux d’abord de leur pratique, qu’ils fabriquent toutes leurs propositions, en parlant de mettre au carré, ou alors d’appliquer et de d’additionner, et en formulant tous leurs énoncés de cette manière [1] 

Ce que pointe Platon ici, c’est un usage trop utilitariste de la science géométrique qui ne se cantonne qu’à un usage pratique et donc à une exigence uniquement sensible.

La géométrie ici, en tant qu’outil cantonné au monde sensible, ne peut donc viser un idéal de connaissance et par voie de conséquence, un accès au monde intelligible.

Dans l’Hippias Majeur[2] Hippias prétend à ce propos, disposer d’un ensemble de maîtrise concernant logistique et l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie, mais également la mnémotechnie, l’étude des rythmes et des syllabes, l’étude de l’euphonie et les artisanats. Ironiquement, Socrate va rétorquer à Hippias d’une part son manque de hiérarchisation concernant l’ensemble de ces mêmes sciences, mais également la valeur marchande qu’il attribue aux sciences.

Une motivation qui ne correspond qu’à un enrichissement personnel au détriment des vertus pédagogiques de l’ensemble de ces sciences. Socrate décrit à ce titre Hippias offrant ses services « sur l’Agora, devant le comptoir des changeurs. »[3].

Dans ce cadre, les sciences telles qu’elles sont perçues par Hippias, n’ont de sens qu’en vertu d’un savoir-faire, un principe d’action et non un idéal de vérité. Dans un article appelé « l’Académie des Géomètres »[4] rédigé par Dimitri El Murr et Thomas Bénatouïl, il est dit que Platon ne vise pas seulement une critique particulière pour chaque science mathématique mais plutôt une remise en question généralisée de l’ensemble des mathématiciens et leur usage mercantile des sciences.

Or selon eux, la critique de la géométrie précisément semble être une critique plus « substantielle » dans la mesure où elle ne pointe pas seulement un usage de la géométrie mais également un certain type de raisonnement, un logos propre aux géomètres de son temps.

C’est ce que pointe Platon lorsqu’il relate l’idée d’après laquelle « même ceux qui ne possèdent qu’une expertise réduite de la géométrie ne nous le disputeront pas : cette connaissance est entièrement à l’opposé de ce qu’en disent ceux dont elle constitue le domaine »[5] :

En réalité, Platon pointe ici un langage contradictoire du géomètre, qui se tourne effectivement vers les choses éternelles, vers les choses statiques, mais ne cessent de se référer au devenir et au sensible lorsqu’ils essayent de qualifier et d’expliquer ces choses. 

Dans cette perspective, Platon semble s’attaquer à un langage utilisé par les géomètres qu’il serait nécessaire de décrédibiliser. A ce titre, il va cibler trois types de géométrie : la formation d’un carré, d’après un théorème d’une ligne, le développement d’une figure à partir d’une ligne donnée sur un plan et l’ajout d’une figure à une autre en additionnant leur surface.

Cette façon de tourner en ridicule les géomètres de son temps avec provocation est mise en exergue à travers l’idée que même un débutant, même un individu qui, selon sa position, ne semble pas connaître les procédés et l’objet de la géométrie, est dans une meilleure posture pour l’appréhender, que le géomètre professionnel lui-même.

Par conséquent, la critique de l’usage utilitaire de la géométrie en appelle en outre à une critique de l’objet même de la géométrie. Lorsqu’elle est, utilisée à des fins pratiques, son ambition se limite au terrestre, elle est tournée vers « ce qui se produit à un moment donné puis se corrompt »[6], mais si nous considérons la science géométrique comme une science nécessaire à l’éducation des gardiens de la cité, à des fins pédagogiques donc, il est nécessaire de préciser que celle-ci doit se tourner vers le haut, vers le mouvement intelligible c’est-à-dire la « connaissance de ce qui est toujours »258.

Mais la contradiction du langage des géomètres avec leur objet d’étude est plus précisément le fait d’un défaut du raisonnement lui-même. En effet, Platon révèle ce défaut de raisonnement de la manière suivante : 

Quant aux arts qui restent, ceux qui selon nous saisissent quelque chose de ce qui est réellement, la géométrie par exemple et les arts qui en dépendent, nous voyons bien qu’ils ne font encore que rêver de ce qui est réellement [7]

Le géomètre établit une confusion de taille entre les images (eikones) et ses propres objets d’étude. Autrement dit, il est incapable de déterminer si oui ou non l’objet vers lequel son regard se porte participe à une identité réelle d’une part et déduit d’autre part, des conséquences de ces objets sur la base de critère hypothétique.

Il déduit donc des conceptions à partir de ce qu’il n’interroge pas, à partir des objets dont il ignore leur participation à des formes réelles. A ce propos, le rêve reflète souvent, dans la philosophie platonicienne, un symbole d’ignorance caractérisée par le manque de questionnement d’une chose : 

Rêver ne consiste-t-il point en ceci, que soit dans le sommeil, soit à l’état de veille, on tient ce qui ressemble à quelque chose non pour ressemblant à ce dont il a l’air, mais pour identique à lui.[8] 

Le rêve serait donc une forme de semblance, un simulacre qui attribuerait le qualificatif de vérité à une image déformée. Face à l’idée selon laquelle la sensation est la mesure de chaque chose, Platon cible donc le rêve et par conséquent tout ce qui s’apparente au domaine du donné et de l’évident, comme un véritable état au contact duquel il est impossible de différencier modèle et copie.

Le principal défaut des géomètres est donc celui d’entretenir avec le monde et les choses un rapport seulement onirique, qui interrompt tout moment de doute concernant ce sur quoi ils portent une attention. 

Or c’est précisément ce qui échappe aux mathématiciens tels que décrit par Platon : la simple découverte qu’ils font d’une figure est immédiatement placée au rang de généralité, au rang autrement dit de ce qui relève de la chose en soi. Platon nous dit dans ce cadre la chose suivante : 

Tu sais bien, je pense, que ceux qui s’occupent de la géométrie, (…) font l’hypothèse de ces choses comme s’ils les savaient, estimant en outre qu’ils n’ont pas à en rendre compte ni à eux-mêmes ni aux autres, mais qu’ils font comme si elles étaient évidentes pour tous [9] 

 Si le géomètre procède par déduction à partir de l’immédiateté c’est parce qu’ils ne cherchent pas à interroger les propriétés des objets en question, propriétés qui participent à l’idée.

Or le principe de ces hypothèses, lequel ne suppose aucune définition, c’est principalement qu’elles soient connues et évidentes pour tous. De ce point de vue, nous pouvons remettre en cause l’analyse de A.E Taylor[10] qui associe les hypothèses décrites par Platon dans ce passage à des propositions fausses.

Ce qui compte pour Platon dans ce passage, c’est moins la détermination de la validité des hypothèses que l’usage méthodique qui en est fait par les géomètres. Il ne s’agit pas de dire si oui ou non elles sont fausses, auquel cas elles engendrent une déduction fausse, mais de préciser de quelle manière les géomètres abusent méthodiquement de ces hypothèses en les utilisant comme des images, lesquels ne demandent aucune remise en question.

Dans ces conditions, nous nous situons d’avantage du côté d’Yves Lafrance qui ajoute la chose suivante : 

La méthode géométrique ne consiste pas seulement à poser (tithesthai) des propositions vraies, connues et évidentes comme point de départ d’un raisonnement, mais elle consiste aussi dans une démarche qui part de ces propositions pour aboutir par voie de déduction à la conclusion chercher par le géomètre. [11] 

Tout réside dans la remise en question d’une certaine démarche d’esprit, un processus à partir de laquelle sont utilisées les hypothèses.

La critique de Platon ne suppose pas seulement la prétendue fiabilité des hypothèses utilisées par les géomètres, mais bien l’idée d’après laquelle, ils sont incapables de recourir à des principes universels, les « formes en soi », plutôt qu’à des « images (..) qui sont eux-mêmes autant de modèles pour les copies de la section inférieure ». 

Ce qui est considéré comme le point de départ chez le géomètre et ce qui par conséquent constitue la base sur quoi sont déductibles des propositions, c’est ce qu’on peut appeler en grec le problêma, ce qui est jeté devant soi, la figure en face de nous-même, par opposition au theốrêma, c’est-à-dire le spectacle de la contemplation, ce qui suscite l’intellection.

Nous voyons à partir de là toute la différence entre la dialectique et la géométrie : « Tu veux montrer que la connaissance de l’être et de l’intelligible, qu’on acquiert par la science du dialogue, la dialectique, est plus claire que ce que nous tirons de ce qu’on appelle les disciplines »264 :

A ce stade de l’argumentation, il est difficile de comprendre réellement le sens de la dialectique, ce dernier est réduit à l’exercice du dialogue. En revanche, nous pouvons déjà déceler une première différence entre celle-ci et l’ensemble des arts qui lui sont substitués (géométrie, harmonique, musique et poésie).

Ces arts sont principalement mathématiques et ne se portent que vers les formes visibles, les dessins ou les schèmes des savants. Mais ces schèmes ne sont que des approximations par rapport aux schèmes mathématiques. En ce sens, ils se situent du côté de la dianoia comparé à l’imagination, l’eikasia qui ne saisit que des ombres, des perceptions confuses qui sème le trouble à l’échelle de l’âme.

Cette suprématie de la dialectique comme véritable savoir s’explique selon l’analyse de Monique Dixsaut dans Platon et la question de la pensée[12] par l’intervention de la Paidéia. Celle-ci a fait émerger face à l’intellection comme principe suprême, la dialectique ou le seul outil capable de « donner le logos de chaque réalité intelligible », autrement dit capable comme nous le verrons de donner raison des choses par le biais de l’art du dialogue.

Suite à l’ensemble de ces critiques il est aisé de se demander, de quelle manière Platon entend dépasser cet usage traditionnel de la géométrie lié à un raisonnement hypothétique d’une part et un usage mercantile d’autre part ? 

La description actuelle de la géométrie ne permet pas vraiment de comprendre pour quelle raison celle-ci est incluse dans le programme éducatif de Platon pour les philosophes dans la mesure où elle est dépendante d’image sensible et d’une confusion entre le modèle et la copie sensible.

D’ailleurs, et nous nous fions ici à l’analyse de R.M Hare qui dans « Plato and the Mathematicians »[13] la conception que se fait Platon dans le livre VII de la géométrie est une conception assez ambiguë, dans la mesure où elle suppose aussi bien un état de veille, qu’un état de réveil, un état de rêve mais également une orientation de la géométrie en vue de la connaissance intelligible, « an absolutely obligatory hauling-trackle to drags people towards reality. ».

Cette précision apportée par Hare est pertinente puisqu’elle met en lumière la contradiction qui existe entre les modèles éducatifs de Platon et l’attitude humaine telle qu’elle est présentée.

Ce qui pose donc la question de l’actualisation du programme éducatif au sein même de la réalité. Dans cette perspective, comment résoudre cette dualité entre la géométrie comme modèle et la géométrie qui s’épuise à un usage populaire ? Qu’est-ce qui fonde la légitimité pédagogique de la géométrie ? 

La détermination de la géométrie comme science véritablement pédagogique ne peut donc se faire qu’en basculant celle-ci du côté du monde intelligible, tel que nous dit Platon : « alors que tout cet enseignement, on ne s’y consacre qu’en visant la connaissance »[14] :

Dans ces conditions, Platon a pour but d’opérer deux types de bouleversement à travers cette définition de la géométrie : un bouleversement du raisonnement d’une part, cette conception de la géométrie incite logiquement à dépasser la confusion de l’intelligible avec l’hypothétique et donc un type de raisonnement qui se tourne vers la dianoia.

La dianoia est certes un stade avancé dans la connaissance, dans la mesure où elle dépasse l’imagination, mais elle se situe à l’intermédiaire entre le sensible et l’intelligible. Pour l’instant, elle reste cloisonnée au stade du sensible dans la mesure où le géomètre qui use de ce type de raisonnement déduit ses lois générales à partir de celui-ci.

Autrement dit, la dianoia réside dans une tâche descendante, tributaire d’une méthode d’inférence qui passe du particulier au général, tandis que le Noûs est le résultat d’un processus ascendant, vers l’anhypothétique, vers la chose en soi. Un processus que les dialecticiens, comme nous le verrons, usent eux-mêmes.

C’est d’ailleurs pour cette raison que Platon nous dit que le « parcours dialectique est le seul à progresser de cette manière, en supprimant les hypothèses. »[15]. Mais aussi d’autre part, un bouleversement lié à l’objet de la géométrie lui-même : celle-ci doit, pour être valable pédagogiquement, tendre vers les formes en soi.

Comme dans le cadre de l’arithmétique, la détermination de la géométrie comme un modèle éducatif tient à son inclination vers l’être, vers ce qui reste et demeure toujours.

Dès lors, la géométrie ne peut être qu’une science à caractère pédagogique qu’à la condition de purifier l’âme et l’orienter vers la direction d’un savoir, qui relève plutôt du Noûs à savoir la partie « qui atteint le raisonnement lui-même par la force du dialogue (…) Quand il l’atteint, il s’attache à suivre les conséquences qui découlent de ce principe et il redescend jusqu’à la conclusion, sans avoir recours d’aucune manière à quelque chose de sensible »[16] :

Au fond pour se libérer de sa condition onirique, le géomètre rêveur doit se tourner vers la réelle activité philosophique et dialectique, qui consiste à un type de savoir absolu et anhypothétique dans la mesure où la forme intelligible du bien est le principe commun à toutes les choses. Ce n’est que dans cette direction qu’il faut « enjoindre à ceux qui résident dans ta cité de beauté de ne négliger d’aucune manière la géométrie »270

Dès lors deux types de volontés ont lieu : la volonté de basculer de la connaissance partielle en connaissance universelle et celle de substituer à une démarche hypothétique une démarche fondée sur la recherche de l’anhypothétique.

Dès lors la connaissance universelle de toute chose suppose l’identification des formes mathématiques à la forme intelligible du bien. L’éducation géométrique est donc envisagée selon deux exigences : une exigence purgatoire, que nous retrouvons également dans l’arithmétique, qui consiste à laver l’homme de toute certitude à l’égard d’images imparfaites ou à l’égard d’hypothèses erronées.

D’autre part, la géométrie, bien qu’elle soit encore située dans un état de rêve, tributaire d’un point de départ hypothétique, revête également une ambition ascétique qui consiste à cheminer vers un rapport réflexif au monde.

Observer autrement dit, ce qui dans la multiplicité du réel, ne varie pas, des exemples stables ou encore des concepts propres aux idées. Dès lors, ce n’est plus la chose sensible qui doit être pris en modèle, mais bien sa référence à un modèle d’intelligibilité.

Mais une question se pose qui n’est pas des moindres, ne pouvons-nous pas comparer le processus ascétique lié à l’apprentissage des mathématiques avec le processus ascétique lié à l’Eros, l’amour ? C’est une interrogation que se pose en effet Bernard Jolibert lorsqu’il parle d’une « méthode amoureuse »[17] :

Il entretient cette liaison selon deux arguments : l’aspect ascensionnel vers le beau lui-même dans chacun des deux processus, mais aussi l’aspect méthodique à travers une certaine réparation d’une condition provoquée par un manque.

Cette idée est intéressante dans la mesure où elle précise une idée essentielle propre à l’éducation platonicienne : s’éduquer, apprendre, c’est avant tout s’arracher à une condition, intellectuelle et sentimentale présente, pénible et marquée par l’ignorance de ce qui d’une part est, et ce qui d’autre part nous fait du bien. 

En outre, et c’est là une information que nous pouvons ajouter grâce au Timée, la géométrie suppose certes une démarche d’esprit ascendant vers les formes intelligibles du bien comme nous venons de le dire, mais le monde est conçu selon Platon comme un modèle géométrique de sphéricité :

Une fois l’âme du monde constituée, le Démiurge a procédé à la construction de la sphère céleste ; l’univers du Timée se présente sous cette forme la plus parfaite, dans la mesure où « de toutes les figures, la sphère est la plus parfaite et la plus complètement semblable à elle-même »272 :

La géométrie invite donc non seulement à se référer à des modèles de pensées tels que la dialectique, mais également à un modèle cosmique lié à la forme originelle de l’univers selon la figure totalisante et symétrique de la sphère.

Dès lors, l’intervention de cette cosmologie sphérique, ne fais-t-elle pas intervenir la question de l’enseignement de l’astronomie, dans la mesure où c’est elle qui a la charge d’étudier la structure de l’univers et le mouvement des astres ?

Mais alors dans ce cadre, si nous considérons que le cosmos obéit à une loi intelligible sous une forme géométrique, ne pouvons-nous pas affirmer que les idées se cachent en même temps dans les choses sans y être étrangères, comme nous l’avons sous-entendu jusqu’à maintenant ?

L’astronomie apportera une certaine réponse face à cette question dans la mesure où elle va montrer que s’éduquer chez Platon, ce n’est pas nécessairement se délier des phénomènes, mais c’est au contraire les sauver en percevant un ordre du monde.

En percevant autrement dit la part d’intelligibilité obscurcie jusqu’alors dans les choses. Toute la tâche de l’astronomie est d’en dégager la structure ainsi que la forme claire. Nous montrerons, au contact de l’astronomie, que ce qui intéresse dans les choses du sensible, ce n’est pas leur variabilité, leur inconsistance, autrement dit leur phénoménalité, mais c’est l’ordre harmonieux divin.

De ce point de vue, l’astronomie rendra compte d’une exigence nouvelle liée à la science mathématique : une exigence éthique, c’est-à-dire une nouvelle manière de vivre selon une certaine constance, un certain équilibre et permanence à l’image les lois du cosmos et du modèle divin.

Au fond, l’astronomie permet un lien de parenté voire un lien d’identification et d’imitation entre l’intellect humain et l’intellect cosmique. Développons ainsi cette troisième et dernière science mathématique et ses vertus pédagogiques. 

daniels joffe PhQ4CpXLEX4 unsplash Platon : Philosophie et Éducation scientifique

[1] Op.cit., VII, p.378, 527a. 

[2] PLATON, Hippias Majeur, Paris, Marie-France HAZEBROUCK (èd.), Ellipses, 2004. 

[3] Ibid., 368b4-5. 

[4] BENATOUÏL Thomas et Dimitri EL MURR, « L’Académie et les géomètres », Philosophie antique. Problèmes, Renaissances, Usages, no 10, Éditions Vrin, 30 octobre 2010, p. 41-80.

[5] PLATON, République, VII, p.377, 527a. 

[6] PLATON, République, VII, p.378, 527b.  258 Ibidem. 

[7] PLATON, République, VII, p.387, 533b. 

[8] Ibid., 476c. 

[9] PLATON, République, VI, p.355, 510c. 

[10] A.E TAYLOR, Note on Plato’s Republic, VI, 510c. 

[11] LAFRANCE Yvon, « Platon et la Géométrie : la construction de la Ligne en République, 509d–511e », Dialogue : Canadian Philosophical Review / Revue canadienne de philosophie, vol. 16, no 3, Cambridge University Press, septembre 1977, p. 425-450. 264 PLATON, République, VI, p.357, 511c. 

[12] DIXSAUT Monique, Platon et la question de la pensée, Paris, France, J. Vrin, 2000.

[13] R. M. Hare, « PLATO AND THE MATHEMATICIANS », New Essays on Plato and Aristotle, Routledge, 1965. 

[14] PLATON, République, VII, 527b. 

[15] Ibid., 533c. 

[16] PLATON, République, VI, 511b.  270 Ibid.,527c. 

[17] JOLIBERT Bernard, Platon : l’ascèse éducative et l’intérêt de l’âme, Paris, Harmattan, 1994.  272 PLATON, Timée, 33b. 

L’astronomie : Le retournement du regard vers un cosmos intelligible face à la position de Glaucon : « la conduite des choses d’ici-bas vers celle de là-bas »

Avant de développer la conception de l’astronomie chez Platon et sa portée éducative il est nécessaire de préciser un point essentiel, utile à la compréhension de celle-ci.

Dans le Timée Platon décrit un macrocosme en tant qu’organisme analogue à l’homme, une totalité dont les parties sont en correspondance les unes avec les autres : « En effet, le monde tel un grand être vivant, est doué de mouvement autonome, ce qui suppose une Âme… L’Âme motrice de l’univers est douée d’intelligence. »[1].

L’architecture de la connaissance chez Platon nécessite donc un rapport analogique entre la connaissance du monde, du macrocosme, mais aussi la connaissance de soi, du microcosme.

L’ensemble des principes qui autrement, dit structurent le monde, une fois connus, sont des principes qui peuvent être intériorisés et qui servent à entretenir un rapport rationnel avec soi-même. 

L’astronomie permet d’entretenir cette analogie selon Platon dans la mesure où elle est l’outil qui recherche le mouvement de l’âme conformément au mouvement du monde lui-même. Il convient dès lors de s’arrêter un instant sur la conception du monde selon Platon.

Platon nous dit à ce propos la chose suivante qui sert à rendre compte de la conception qu’il se fait du monde, dans le Timée

C’est pourquoi le dieu a tourné le monde en forme de sphère, dont les extrémités sont partout à égale distance du centre, cette forme circulaire étant la plus parfaite de toutes et la plus semblable à elle-même, car il pensait que le semblable est infiniment plus beau que le dissemblable 274 

Selon cette description, le monde selon Platon remplit deux exigences : la sphéricité des planètes et de l’univers, ainsi que la circularité des mouvements célestes. Pour la philosophie grecque, le monde comme sphère obéit à un modèle de perfection et de stabilité face au mouvement désordonné et linéaire qui se bouleverse aussi bien qu’il se modifie.

Le monde est d’ailleurs pour Platon le résultat de l’œuvre du démiurge, qui a fondé celui-ci selon quatre éléments : le feu, l’air, l’eau et la terre. Théorie reprise de celle des quatre éléments d’Empédocle. Mais ce qui est important de préciser, c’est que ce modèle du cosmos obéit surtout à un modèle invisible et intelligible fondé sur l’idée d’une forme géométrique parfaite : le cercle.

A partir de là, nous pouvons déduire l’idée selon laquelle le cosmos intelligible chez Platon est conçu dans l’exact opposé de la dynamique du sensible, propre à une dynamique du changement et de la corruption. Le cosmos est parfait parce que stable, il est parfait parce qu’il est conforme à une harmonie et une ordonnance des mouvements célestes semblables par ailleurs, aux mouvements musicaux.

Ce n’est pas en tant que phénoménal que les mouvements du ciel intéressent, parce que dans ce cadre, ils relèvent de l’instable, mais c’est en tant qu’universel, c’est-à-dire un ordre harmonieux permanent comme ce qui sera, comme nous allons le voir, le modèle de l’activité humaine.

Seulement voilà, est-ce à dire que nous devons blâmer les phénomènes et par conséquent le monde sensible lui-même, comme nous l’avons vu jusqu’à maintenant ? 

Ce qu’il est intéressant de montrer ici, et c’est toute l’ampleur de l’astronomie dans le corpus éducatif platonicien, c’est que celle-ci invite non pas à fuir le monde à la manière de l’âme en exil, mais à le repenser pour mieux l’habiter.

Si Platon affirme l’existence d’un cosmos intelligible, ce n’est pas pour cristalliser deux mondes distincts, mais pour démontrer que notre monde possède suffisamment de régularité, pour faire naître chez l’homme une réelle volonté de s’assimiler et d’imiter cette régularité. Jean François Mattei, insiste d’ailleurs dans son article « Cosmos.

L’ordre du monde »[2] sur l’idée que l’astronomie platonicienne exige certes la saisie de l’intelligibilité du monde, mais également après sa compréhension, une expérience du retour pour le philosophe qui se doit, grâce à ce savoir, de retrouver cette terre dont il aura compris son sens éternel.

Ainsi, comment définir la connaissance intelligible du monde selon l’éducation astronomique ? Et dans quelle mesure pouvons-nous caractériser ce même monde comme l’expression d’un modèle de conduite ? 

Glaucon définit l’astronomie et son mouvement de la façon suivante : « cette discipline pousse l’âme à regarder vers le haut et qu’elle la conduit des choses d’ci-bas vers celles de làbas »[3] : Cette définition implique deux choses : d’une part l’idée selon laquelle le mouvement de la connaissance chez Glaucon obéit à un mouvement purement sensible, puisque selon lui la saisie des choses d’en haut est le résultat d’un processus d’observation.

D’autre part, ce processus, parce qu’il permet la saisie des choses grâce à leur simple observation, implique nécessairement un rapport de connivence entre la perception d’une chose et la contemplation de celle-ci.

Or cette perception pour Platon n’est pas une perception qui aboutit à des conséquences réflexives, qui permet autrement dit la saisie intellectuelle du ciel comme lui fait remarquer Platon lorsqu’il dit : « il me semble qu’elle fait regarder entièrement vers le bas »277 :

L’astronomie selon cette réfutation de Platon ne peut être une science, si elle se cantonne à la perception d’un monde visible à l’œil nu, sans intervention de la réflexion ni de l’intellect dans la saisie des choses que nous regardons. Au-delà du ciel visible, qui n’en serait qu’une pâle copie trompeuse parce que désordonnée, l’astronomie doit se porter vers un ciel intelligible, c’est-à-dire un modèle harmonieux et géométrique du monde.

A ce propos, il est nécessaire de s’arrêter sur l’attribut supérieur que Platon confère dans sa cosmologie, au soleil : Selon lui en effet, la terre joue le rôle d’une « nourrice » au centre de l’univers, en revanche le soleil lui remplit un rôle plus important dans la mesure où d’une part il confère aux choses visibles la « croissance et la subsistance »[4]mais surtout il est l’instrument primordial qui permet de calculer la mesure du temps, il est autrement dit, ce par quoi il est possible de calculer la succession des jours et des nuits, en somme l’éternité toute entière.

Cette précision-là c’est le Timée qui nous la donne, dans lequel Platon dit la chose suivante : 

Et, pour faire qu’il y ait une mesure vraiment claire à la vitesse et à la lenteur avec laquelle les planètes accomplissent leurs huit révolutions, le dieu alluma un luminaire dans le second des cercles à partir de la terre – celui-là précisément à laquelle nous avons donné le nom de « soleil »[5] 

C’est ce même rôle essentiel qui fera dire à Platon que le soleil est l’instrument réel de connaissance, grâce à sa saisie, l’homme accède à l’idée du bien.  L’idée du bien n’est donc rien d’autre que cette loi qui permet de comprendre le monde selon un modèle d’éternité, de succession du temps et du mouvement stable et permanent des planètes.

Selon cette théorie astronomique, Platon entend donc dépasser l’ambition de l’astronomie comme une ambition purement sensible et réceptive, liée à la sensation et à l’observation du bas, de la terre. Il dit d’ailleurs la chose suivante :

« C’est donc en procédant par problèmes, dis-je, que nous étudierons ainsi l’astronomie (…) Nous laisserons de côté les phénomènes célestes »[6] :

Georges Leroux choisit ici le terme phénomène pour montrer ce ciel observable, ce ciel qui peut être perçu indépendamment de toute connaissance. Le phénomène prend ici un sens kantien : il est ce qui résulte d’une intuition empirique, ce qui se donne à la sensibilité d’un sujet.

Platon nous dit donc ici que l’astronomie doit uniquement se concentrer sur ce qui relève de l’idéal, ce qui dépasse le donné, celui-ci étant profondément négligé. Nous retrouvons cette idée également dans le Phédon lorsque Platon fait part de sa déception concernant une astronomie purement physique.

Dans ce dialogue, Platon fait état de la théorie d’Anaxagore selon laquelle l’intelligence serait le principe suprême car explicatif de l’ordre du monde. Si Platon ne contredit pas cette théorie, il s’est rendu compte en lisant Anaxagore, que l’intelligence ne jouait aucun rôle dans l’explication des relations entre les choses, dans la cause des choses.

Selon Anaxagore, la formation du cosmos est le résultat de phénomène purement physique et sensible à savoir : « les actions des airs, des éthers, des eaux »[7].

Mais ce qu’il est important de mesurer ici, c’est la comparaison que fait Platon dans la suite de son développement avec le modèle du corps : il nous dit que, selon la perspective d’Anaxagore, la plupart des actions de Socrate seraient par exemple expliquées relativement à une dimension physiologique : la formation des os, la tension des muscles, la flexion des membres relative à un effort des os.

Cette analogie est intéressante dans la mesure où elle renseigne sur l’idée que le cosmos serait un géant corps, qui peut être renvoyé au corps humain et donc constitue un modèle par rapport à lui. 

Dans ces conditions, pourquoi la théorie d’une astronomie physique serait-elle insuffisante ?   

En prenant pour appui Les Lois on comprend que cette dimension de l’astronomie rend accessoire l’usage de l’intelligence dans la mesure où elle ne s’occupe que des phénomènes objectifs comme outil d’explication du monde.

D’autre part, Platon nous dit dans les Lois[8] que ce modèle nous impose une conception erratique et changeante de l’ordre des choses, des dieux planétaires que sont le Soleil et la Lune, qui s’avère être une conception erronée et blasphématoire du cosmos.

La raison ne peut se porter que vers des choses identiques à ellesmêmes, ce qui demeure et ce qui reste toujours. Elle ne peut se porter que sur ce qui relève de l’immuable, l’idée du bien. Cette idée qui au fond permet de comprendre le ciel mais aussi le monde selon des rapports mathématiques.

Le mouvement de l’âme propre à l’étude de l’astronomie est donc caractérisé par un véritable transport de celle-ci, une élévation de celleci vers l’idée du bien, caractéristique de la mesure des choses.

Dans cette perspective, toute entreprise sensible nous dit Platon qui renvoie à la vue pour l’astronomie ou à l’oreille pour la musique ne peut suffire à saisir exactement l’ensemble des structures et des rapports qu’entretiennent les astres entre eux : 

Il est probable, dis-je, que comme les yeux sont attachés à l’astronomie, de même que les oreilles sont attachées au mouvement harmonique, et que ces connaissances sont liées l’une à l’autre comme des sœurs [9] 

Si Platon rend hommage aux pythagoriciens et hérite de certaines de leurs conceptions, il pointe ici une souffrance commune entre eux et les musiciens : ils se perdent tous les deux vers une étude trop rattachée aux phénomènes, les Harmoniciens par exemple ne se bornent qu’à une simple technique qui étudie les intervalles des sons, sans s’élever vers l’harmonie ellemême.

Annie Bélis pointe notamment un conflit entre la théorie d’Aristoxène et de Platon à travers « le rôle conjoint de la sensation et de l’intellection »[10] : Aristoxène jugeait en effet que les notes de gammes, ne devaient pas être comprises selon un rapport mathématique, mais par la simple sensation auditive. 

Ce mouvement est donc caractérisé par une négligence de la sensation qui s’offre au philosophe, celle-ci étant bien trop instable et trop désordonnée pour être étudiée.

Nous retrouvons au fond ici un argument qui constitue en grande partie une ambition propre au dialogue du Timée liée à la définition d’une connaissance scientifique : toute explication scientifique, toute connaissance intellectuelle des choses n’est jamais déductible de façon immédiate par ce qui se donne à la perception sensible.

C’est la présence de l’âme au contact de l’être, de l’aléthéia qui fait naître l’intelligence, celle-ci ne pouvant jaillir d’un monde corruptif.  Cette position du philosophe qui sera d’ailleurs moquée par l’ensemble de la population, qui ne connait en réalité pas comme Anaxagore ou Glaucon, le véritable mouvement de l’âme vers l’intelligible.

Cette âme du philosophe, nous la retrouvons dans le Théétète au contact de la figure de Thalès, qui préfère négliger les affaires d’en bas pour se concentrer et se porter vers les affaires d’en haut. Ce naturel philosophe[11] qui selon Platon est moqué par les autres individus, jugé ridicule et incapable de leur faire suivre la même voie.

Mais dès lors, quelle est la nature de ce mouvement de l’âme vers le haut ? Ce qualificatif de ridicule est en réponse, donné à ceux qui prétendent selon Platon saisir la nature d’un son, et qu’ils nomment densité simplement par l’intermédiaire de l’écoute de ce son. Ceux-là nous dit Platon « placent les oreilles bien avant l’intellect »[12] :

Au fond, le détachement de l’âme à l’égard des phénomènes physiques, comme processus caractéristique de l’ambition astronomique, fait honneur au divin lui-même dans la mesure où il est précisément une faveur de celui-ci.

Ce point nous invite à en développer un suivant : le transport de l’âme vers l’intelligible ne caractérise pas seulement une élévation de celle-ci vers l’intelligence rationnelle des choses, mais aussi une ascension vers ce qui renvoie au divin et ce qui constitue par conséquent l’ordre le plus beau et le plus harmonique du monde, dans la mesure où il en est le créateur. 

Dès lors, nous pouvons concevoir l’astronomie à partir de là comme la science mathématique qui contribue à réformer le regard du philosophe : non plus un regard corporel qui se cantonne aux bornes de la sensation, mais qui se tourne vers l’être. L’éducation platonicienne qui vise l’accomplissement de l’âme humaine, a pour but de détourner le philosophe de tout ce qui renvoie aux affaires des hommes.

Lorsqu’il se penche vers le sensible, le visible à l’œil nu, le philosophe bascule vers des comportements nerveux, de malveillance et de tentation à combattre les individus autour de soi.

En se détournant de ce monde, le philosophe par le biais de l’astronomie entre en contact avec des êtres ordonnés, des êtres qui ne peuvent ni subir l’injustice en présence d’autres êtres parfaits, ni la commettre puisque leur nature obéit à un ordre rationnel et intelligible. Ces être-là sont les êtres divins et harmonieux nous dit Platon :

Celui-là, « en regardant et en contemplant ces êtres bien ordonnés et éternellement disposés selon cet ordre, ces êtres qui ne commettent pas davantage l’injustice qu’ils ne la subissent » vit « en présence de ce qui est divin et harmonieux »[13].

Platon rajoute à ce propos que le côtoiement des hommes et du divin engendre également un processus d’identification de l’un envers l’autre : « C’est ainsi que le philosophe, qui vit en présence de ce qui est divin et harmonieux, devient lui-même divin et harmonieux »288

En effet, la vue est offerte afin de transposer les révolutions de l’intellect que nous saisissons dans le ciel aux révolutions de notre propre intellect : mais dans l’état actuel des choses, comme nous l’avons développé, la vision est troublée par ce qui s’apparente au dynamique, au devenir, à l’univers marqué par la corruption du sensible.

Dès lors, un travail préalable doit être fait afin de corriger la vue qui est la nôtre : 

Concernant l’univers, notre opinion sur son principe ou ses principes, quelle   que soit l’opinion qu’on en ait, il faut s’abstenir d’en parler maintenant (…) il est particulièrement difficile d’exprimer nos opinions qui est le nôtre à présent[14] 

En effet, selon Platon, lorsque nous voyons dans le moment présent, l’eau par exemple, nous avons tendance à concevoir celle-ci de multiples façons à tel point qu’il nous est impossible de dire ceci est de l’eau, ou ceci est de l’air, mais toujours ce qui chaque fois est tel ou tel.

Elever son âme vers l’intelligible, dans ces conditions, c’est donc orienter l’ensemble des mouvements vagabonds de l’âme vers un mouvement qui favorise d’une part une émancipation de celle-ci à l’égard du sensible et d’autre part une certaine parenté au divin.

Par voie de déduction, nous cherchons donc à ressembler à ces astres qui existent de manière autarcique, à ces astres qui tournent en vue d’un mouvement toujours régulier. Ces astres d’inspiration divine. Imiter Dieu c’est donc être à l’image de l’intellect qui ordonne l’univers. Apparenter autrement dit le mouvement de la pensée à celui qui structure les étoiles.

Nous cherchons autrement dit à correspondre avec un monde qui est le pur résultat d’un travail divin, comme il est développé dans le livre X de la République : « Veux-tu dès lors que nous lui donnions le nom de créateur naturel de cet être, ou quelque autre nom de ce genre ? »[15] : l’idée du bien est assimilé à la nature divine puisqu’il est l’initiateur et le créateur des idées.

Il est celui qui, nous dit Platon, ne crée pas deux choses (le lit par exemple) de même nature, mais celui qui est l’auteur de la nature intelligible, c’est-à-dire tout ce qui existe en soi.

De ce côté, nous nous situons du côté de la thèse de N. Quérini qui admet l’idée que la recherche de l’intelligible, une recherche donc profondément astronomique, implique un bouleversement et une véritable connaissance de soi par la transformation du mouvement désordonné des parties de l’âme.

Si comme nous l’avons dit, la saisie des mouvements intelligibles du ciel est un cadeau de dieu, si elle agit en nous en réveillant cette part du daimon qui sommeille intérieurement, il s’agit de lui faire honneur en exerçant sans cesse cette faculté de penser, laquelle redresse les mouvements errants de l’âme dans la recherche de chose malveillante ou mauvaise par exemple.

Comme le dit N. Quérini : « le fait d’être soi-même suppose donc une stabilité qui ne saurait être acquise qu’à la faveur de l’imitation de ce qui est toujours stable »[16] : C’est-à-dire la reconnaissance d’une posture statique de l’âme et qui par conséquent ne meurt jamais, mais aussi à travers l’imitation d’une véritable conduite droite tournée vers la recherche du bien.

L’astronomie est donc plus encore qu’une éducation intellectuelle, elle est véritablement une éducation à la piété puisque, grâce à son ambition de projeter les âmes vers les idées, elle éveille en même temps un certain caractère adopté en regard de l’exemplarité du divin.

Nous retrouverons d’ailleurs cette idée dans l’Alcibiade à travers l’apprentissage de la tempérance qui passe par la reconnaissance d’un modèle divin comme modèle en matière de conduite intellectuelle et morale.

Ainsi, saisir le modèle géocentrique du monde, qui est au fond tout l’objectif de l’éducation astronomique, c’est saisir ce qui constitue le modèle intelligible du monde grâce auquel il est possible d’actualiser une partie de nous-même (le daimon enfoui) mais aussi de comprendre que la conduite excellente de l’homme suit le même cours que la conduite des planètes, des astres et des mouvements célestes entre eux :

Selon Joseph Moreau, cette règle constitue toute l’initiative nouvelle de Platon à travers la volonté de faire passer « l’étude des phénomènes célestes à l’état scientifique »[17].

Moreau précise également que l’étude des phénomènes n’est scientifique qu’après un travail de reconstruction des mouvements apparents, au moyen d’un véritable effort de combinaison entre ces phénomènes et les mouvements idéaux.

Le monde sensible est donc dans ce cadre fui pour mieux être compris et pour mieux être rattaché à des reconstructions idéales. Platon ne dit en effet rien de plus lorsqu’il évoque la chose suivante :

« Ces broderies qu’on voit dans le ciel, du moment qu’elles sont brodées dans du visible, encore qu’il les faille considérer comme les plus belles et les plus exactes en ce genre, sont bien en défaut à l’égard des véritables »293 :

Saisir le mouvement véritable du monde selon un modèle géométrique, c’est ainsi différencier l’intelligence rationnelle, laquelle interprète et comprend le monde selon des analyses mathématiques, de la sensation irrationnelle au contact de laquelle rien n’est reconstruit ni interprété, mais tout est réceptionné et reçu comme un simple donné. D’une certaine manière, détourner les phénomènes c’est ainsi les sauver. 

Dans cette partie, nous avons commencé par évoquer les apports considérables des sciences mathématiques dans le processus éducatif de Platon. Nous avons montré à partir de là que la volonté de l’astronomie est d’établir un rapport de désolidarisation du philosophe à l’égard de ce qui l’environne, de ce qui peuple sa perception.

De plus, si l’astronomie suscite une exigence intellectuelle particulière liée à la posture du regard, elle implique également une exigence éthique liée à la constance de celui-ci, comme nous l’avons vu. Le regard du philosophe qui s’adonne à l’astronomie doit être le même que celui-ci qui est perçu dans le ciel : un regard stable, qui met de l’ordre dans notre conduite, qui règle les parties de l’âme dans un tout harmonieux.

Cela peut paraitre ambigu, mais la science astronomique est donc véritablement un modèle de vie, un modèle de relations géométriques qui doivent être appliquées à l’échelle de notre existence personnelle. Nous pouvons à ce titre reprendre une expression propre à Bernard Jolibert : Il s’agit pour Platon de « faire un cosmos de notre vie »[18]

Dans cette perspective, l’étape de la conversion a été accentuée par les sciences mathématiques, grâce à leur exigence propédeutique et cathartique, comme nous avons pu le rappeler.

Mais l’astronomie va plus loin que l’ambition purgative de la géométrie et de l’arithmétique dans la mesure où elle rajoute à cette ambition, une ambition fondamentalement éthique : l’idée c’est de vivre une vie selon l’ordre du monde, l’harmonie cosmique est un idéal mais en même temps un archétype qui modèle nos actions.

Le philosophe, s’il s’adonne aux sciences mathématiques, est capable de s’orienter vers un dépassement de sa posture actuelle qui l’enchaîne dans un rapport naïf et soumis à l’opinion.

La conscience du philosophe se transforme puisqu’il commence à comprendre les contradictions de son être, il est dans ces conditions préparé pour tourner son regard du monde sensible afin de l’orienter vers les êtres.

Cependant, nous pouvons dire que les sciences mathématiques préparent le terrain de la conversion, mais parce qu’elles se situent à l’intermédiaire de la science et de l’opinion, ne concrétisent pas ce chemin.

Elles sont, ce remède pour l’âme, qui entreprend de débarrasser celle-ci de sa dépendance au monde sensible, qui se caractérise par deux manières de penser, comme nous l’avons montré : la réception d’une connaissance contradictoire et partielle de la chose par le biais d’un assemblage des contraires, d’où l’utilité de l’arithmétique, mais aussi la certitude vis-à-vis d’hypothèses infondées et prisonnières de l’opinion, d’où l’utilité de la géométrie.

Dans ces conditions, les disciplines mathématiques ne peuvent être exclusivement cet appareil grâce auquel le regard serait entièrement guéri et entièrement converti. Platon l’indique lui-même à travers une métaphore qui semble nous révéler l’insuffisance des sciences mathématiques dans le processus de concrétisation du caractère philosophique.

Platon nous dit à propos de « ce parcours méthodique »295 représente « l’œuvre du prélude »296 c’est-à-dire la préparation, la pièce orchestrale qui prépare à ce véritable « chant »[19] qu’est la dialectique.

De ce point de vue, le chemin éducatif n’est pas encore terminé, il manque cette science qui aboutit au terrain que les sciences mathématiques, à travers leur exigence propédeutique et cathartique, ont préparé.

Si l’on se positionne du côté de l’analogie de la ligne, c’est la dialectique qui produit chez le philosophe une ascension vers la connaissance rationnelle intuitive, vers le noûs. Il manque donc cette science, qui produit cette connaissance de l’être, de l’Un-Bien et qui par voie de conséquence, détermine également le caractère politique du philosophe, son aptitude à gouverner.

Ainsi, il s’agit maintenant d’étudier, afin de cheminer vers un programme éducatif complet, la dialectique comme science de l’être, cette science qui « chante l’exercice du dialogue »[20] qui honore le naturel philosophe et qui le place directement dans de telles conditions, qu’il est capable de gouverner la cité relativement à la connaissance qu’elle produit.

En somme, comment définir cette dialectique ? De quelle manière celle-ci libère définitivement le philosophe de la perception sensible ? C’est ainsi ce que nous allons voir, dans cette dernière sous-partie. 

[1] PLATON, Timée, 30d.  274 Ibid., p.414, 33b. 

[2] MATTEI Jean-François, « Cosmos. L’ordre du monde », Que sais-je ? vol. 3, no 880, 1er avril 2010, p. 65-84. 

[3] PLATON, République, VII, p.381,529a.  277 Ibidem.  

[4] PLATON, République, VI, p.353, 509b. 

[5] Timée, p.130. 

[6] PLATON, République, VII, p.383, 530b. 

[7] PLATON, Phédon, 97d. 

[8] Les Lois, 822a. 

[9] PLATON, République, VII, p.384, 530d. 

[10] BELIS Annie, Aristoxène de Tarente et Aristote : « Le Traité d’harmonique », Paris, Klincksieck, 1986.

[11] Théétète, 142c.   

[12] PLATON, République, VII, p.384,531b. 

[13] PLATON, République, VI, p.339, 500c.  288 Ibidem. 

[14] PLATON, Timée, 48c. 

[15] PLATON, République, X, 597d. 

[16] N. QUERINI, De la connaissance de soi au devenir soi : Platon-Nietzsche, Thèse de doctorat, Université de Strasbourg, 2020. 

[17] MOREAU Joseph, « L’essor de l’astronomie scientifique chez les Grecs », Revue d’histoire des sciences, vol. 29, no 3, Persée – Portail des revues scientifiques en SHS, 1976, p. 193-212. 293 PLATON, République, VII, 529c-d.

[18] JOLIBERT Bernard, Platon : l’ascèse éducative et l’intérêt de l’âme, Paris, Harmattan, 1994. 295 PLATON, République, VII, p.385, 531d. 296 Ibid., 531d.

[19] Ibidem. 

[20] PLATON, République, VII, p.385, 532a. 

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Bastien FAUVEL

Dans un monde marqué par les réseaux sociaux, j’ai décidé de fonder en 2023 la revue Phusis. Cette revue a pour but de partager des articles sur les sciences humaines et sociales.

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