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Philosophe et contexte démocratique

Cet article fait référence au grand A de la deuxième partie du mémoire de Master de Bastien FAUVEL réalisé durant son Master II Recherche en philosophie à l’Université de Strasbourg (2021/2022)

Titre du mémoire : L’éducation ds philosophes-rois dans la philosophie platonicienne : dans l’Alcibiade et dans La République

Titre Partie II – L’intervention du philosophe comme réponse au contexte démocratique et aristocratique : présentation de ses caractéristiques

La République, Livre VI : une affaire de disposition

Une approche naturelle : le désir et l’érotisme de l’être comme inclination naturelle du philosophe

Face au contexte démocratique et aristocratique, le gouvernement des philosophes est le seul capable d’apporter une réponse convaincante aux maux de la cité et le seul, capable selon Platon, de faire de la politique une affaire de savoir et de connaissance des réels besoins de la cité.

En effet, au début du livre VI, Platon nous dit : « Que ceux, quels qu’ils soient, repris-je, qui semblent, capables de garder les lois et les coutumes de la cité, soient institués gardiens »[1] :

Reprenant les arguments tirés de l’échange du chapitre précédent, Platon établit un premier rapport analogique entre la connaissance et la politique, elle qui dépasse la définition de la politique telle que nous l’avons jusqu’à maintenant mis en vigueur.

Le gardien de la cité, est celui qui dispose d’une connaissance suffisamment supérieure, afin de saisir l’objet le plus élevé de la connaissance et la loi.

La fonction politique du gardien et l’exigence intellectuelle de la politique en général se conjuguent ainsi dans un même exercice de contemplation capable de saisir les choses réelles et la loi.

D’ailleurs, quelques lignes plus loin, Platon va nous expliquer que la contemplation de l’idéal se caractérise par la formulation des lois, c’est-à-dire un ensemble de règle normative, comme critère des actions humaines.

Ce qui différencie donc le politique actuel, tel que nous l’avons vu et le politique idéal de Platon, c’est donc un critère intellectuel qui se caractérise par la connaissance de ce qui fait institue, au sein de la cité, une unification réelle.

C’est cette distinction qu’établit Platon lui-même lorsqu’il compare les « aveugles (…) privés de la connaissance, eux qui n’ont dans leur âme aucun modèle clair »82 avec ceux qui sont capables d’établir « ici-bas, les règles des choses belles, des choses justes et des choses bonnes ».

Ceux-là sont les philosophes nous dit Platon. Mais avant de déterminer la légitimité politique du philosophe, il est nécessaire de revenir à la source de leur description et montrer, de quelle manière le naturel de ces individus, leur permet de prétendre à ce type de fonction.

Ainsi, en quoi pouvons-nous dire que le philosophe, grâce aux caractéristiques de sa nature, peut envisager de devenir homme politique ?

Commençons par développer, dans un premier temps, l’idée qu’être philosophe, c’est avant tout une affaire de disposition, laquelle étant justement attirée par la connaissance décrite ci-dessus. 

Dans cette première sous-partie, notre thèse sera la suivante : développer la naturalité du philosophe conformément à une exigence intellectuelle, qui se manifeste dans un rapport naturel érotique avec la recherche de l’être immuable.

En effet, selon Platon, les philosophes sont des individus rares, détenteurs d’un véritable don divin insufflé par les dieux eux-mêmes. Selon les témoignages du Cratyle[2], les Dieux sont également ces êtres qui s’adonnent à la contemplation de la réalité et qui transmettent aux philosophes, leurs héritiers d’une certaine manière, ce savoir compris comme une forme de vie qui doit être recherché par tous.

Cette rareté du naturel-philosophique permet en somme de dépasser l’idée profondément démocratique selon laquelle, tous les individus, sans exception, sont capables de gouverner la cité et par conséquent l’idée d’un tirage au sort, propre au monde démocratique de la politique.    

Dans la République, la première mention du naturel philosophe se trouve au livre II, en 375d lorsque Platon décrit le philosophe comme un chien de race capable d’être doux envers ses amis et répulsif avec les inconnus.

Nous aurons l’occasion de développer ce point dans le déploiement du programme éducatif platonicien, mais en attendant, concentrons-nous sur une certaine inclination naturelle du philosophe vers l’être et la vérité.

En effet, le philosophe est d’abord celui qui pour Platon est naturellement et toujours « épris de cette science qui peut éclairer pour eux quelque chose de cet être qui existe éternellement » 84.

Avant de développer la citation, nous pouvons à partir de sa simple formulation exposer l’idée selon laquelle Platon rompt avec une forme de « pessimisme »[3] des philosophes antérieurs, développé par Yvon Lafrance, concernant la liaison quasi impossible entre la connaissance et les hommes.

En effet, selon certains d’entre eux, la connaissance n’est pas du ressors de l’homme, celui-ci étant incapable de la toucher.

Pour justifier ce propos, nous pouvons citer par exemple, Xénophane qui dit la chose suivante : « Aucun homme n’a atteint la certitude ni ne l’atteindra jamais au sujet des dieux et de tout ce sur quoi je parle : même si par hasard il disait la parfaite vérité, lui-même ne s’en rendrait pas compte. En effet, l’opinion est le lot de tous les hommes »[4] :

Pour Xénophane la connaissance est une affaire divine, seuls les Dieux peuvent accéder à celleci. Nous pouvons voir à travers cette période, une différence hiérarchique entre les Dieux capables de connaissances claires et les hommes uniquement portés vers de simples conjectures.

Platon se met donc en marge de cette tradition pessimiste qui consistait à penser la connaissance comme un horizon inatteignable pour les hommes.

En regard de cette tradition, nous avons l’impression que l’homme est condamné à rester dans un état d’ignorance et d’opinion, incapable de s’émanciper de cet état.

S’il est vrai que l’auteur des dialogues peint une description assez dévalorisante des hommes en société, ces hommes bercés par les opinions, il considère à la différence de Xénophane qu’il est possible pour eux de s’élever vers un meilleur état et de dépasser cette condition enchainée et aliénée que nous décrirons dans une prochaine partie.

Platon opte donc pour un optimisme mesuré sur la question du cheminement des hommes vers la connaissance, qui se mesure à l’aune de leur perfectibilité et leur capacité à devenir des êtres réflexifs.

Nous voyons donc ici la revalorisation d’une proximité possible entre la connaissance, le savoir et les hommes eux-mêmes. En effet, nous pouvons prendre comme objet la théorie de la réminiscence évoquée dans le Ménon[5] pour expliciter cet optimisme à travers la formule suivante : connaître c’est se ressouvenir.

Tout âme a en effet selon la théorie, la capacité d’accéder à la vérité, l’âme humaine a dans une vie intérieure joui par union au corps d’une connaissance véritable des choses.

Par conséquent la recherche de la vérité n’est pas pour les hommes inaccessibles et ne revête pas comme avait pu l’indiquer Xénophane, un caractère suprahumain. 

Si les hommes, en l’occurrence philosophe, sont capables de connaître nous dit Platon, c’est parce qu’ils sont d’après la citation, attirés par une science dont la nature est de nous pousser vers les choses immuables.

Ici nous parlons d’abord d’attirance, parce que le rapport que nous allons développer entre les hommes et le savoir est un rapport fondé d’abord sur le désir, sur l’inclination des philosophes vers celui-ci.

Autrement dit dans ce cadre, et c’est d’ailleurs un des commentaires de Jean François-Pradeau dans un article nommé « Les divins gouvernants : la philosophie selon Platon » le savoir seul ne suffit pas à déterminer le caractère philosophique d’un philosophe, mais celui-ci, doit nécessairement s’accompagner d’une « disposition affective orientée vers l’action et la vie »[6].

Nous pouvons ici comparer cette idée avec la relation qu’entretiennent chez Aristote, la praxis et la prohairesis, c’est-à-dire l’action comme mouvement, un certain dépassement, lequel étant motivé par un désir, ou ce qu’Aristote va appeler un « prise anticipée »[7].

L’action est autrement dit réalisable qu’en vertu d’un certain principe qui est le principe désirant. Le désir est donc ici à comprendre comme orexis, c’est-àdire une forme de poursuite vers un état qui comblerait notre existence une fois atteint. 

Afin de comprendre ce que Platon signifie ici, commençons par définir cette science. Dans la perspective platonicienne on ne peut définir la science qu’en mesurant sa supériorité et sa différence à l’égard de l’opinion.

Cette confrontation est évoquée au Livre V de la République : lorsque Platon évoque la différence entre les « philosophes véritables »[8] et ceux qui sont « semblables à des philosophes »[9].

Ceux-là nous dit Platon, sont amateurs de spectacles, poussés vers la recherche du divertissement sonore des grands festivals de Dionysos. Ces genslà sont autrement dit amusés et portés vers une chose purement sensible, des apparences.

La caractéristique du sensible chez Platon est qu’il offre en effet des choses belles et non belles, des choses justes et non justes. Autrement dit le monde sensible tient sa définition relativement à un principe d’altérité et de dynamisme.

C’est ainsi ce principe de mouvement et de corruption qui fera dire à Platon :

« Eh bien, chez celui dont le flot des désirs se porte vers les sciences et vers tout ce qui s’y apparente, celui-là, je pense ne recherche que le plaisir de l’âme (…) et il délaisse les plaisirs que procurent le corps, s’il est bien authentiquement un philosophe, et non seulement une contrefaçon »[10] :

L’aptitude naturelle à désirer l’être est le critère caractéristique de la différence entre le philosophe et sa copie conforme, le philosophe modelé qui n’est pas philosophe de nature.

On n’apprend pas à désirer l’être, c’est inscrit dans le naturel philosophe, ce qui suppose l’idée qu’aucun apprentissage ou pédagogie ne suscite le désir du philosophe vers les choses du monde sensible.

C’est ce critère lié au désir naturel qui va permettre de différencier « les natures philosophes et celles qui ne le sont pas »[11].

De plus, le philosophe à l’inverse est porté vers les choses véritables, le Beau en-soi, le Juste en-soi, bref des choses détachées du sensible. C’est ce qui fera dire à Platon que le philosophe se distingue de celui qui recherche les richesses, les honneurs car ces choses relèvent principalement du monde sensible.

Dans cette perspective, le philosophe est attiré à la différence du philosophe modelé, vers ce qui demeure stable, vers les préceptes qui participent de toutes choses et qui évitent leur corruption et leur mouvance comme chez les choses du monde sensible. Les plaisirs du corps, relèvent en effet des plaisirs purement sensibles. 

Il y’a donc deux conditions pour définir ce qu’est l’être ici : une condition définitionnelle, chaque chose renvoie à une définition et à un principe qui colle à son identité et une condition temporelle : ces mêmes choses ne sauraient avec le temps, grâce à leur définition, se mouvoir et se changer en autre chose.

Une chose est et reste telle qu’elle est. C’est cet être stable et éternel que le philosophe chéri naturellement. Mais il est important de soulever dans notre analyse un point important : nous ne pouvons pas encore parler de connaissance naturelle ici, mais simplement d’une attirance, d’un désir, d’un rapport purement érotique avec la vérité des choses.

Autrement dit, le philosophe dans ce cadre désire une chose dont il n’a pas encore possession sur elle. C’est d’ailleurs ce que relève Platon lorsqu’il compare la recherche de la vérité à une « quête »[12].

Dès lors, et c’est d’ailleurs une des comparaisons établies par Anne Merker, le désir dans ce cadre n’est pas simplement orexis mais également phugè, c’est-à-dire fuite, un mouvement du désir impliquant un certain dépassement et une certaine rupture avec un état précédent.

A partir de cette comparaison, nous pouvons donc comprendre que, de la même manière que la connaissance n’est pas naturellement acquise, le désir de celle-ci n’est pas naturellement satisfait.

Croisant cette comparaison du désir-mouvement et du désir-rejet, nous pouvons également soulever que cette quête en question, s’accompagne sans cesse d’un certain plaisir lié à la recherche de la vérité des choses, le philosophe est également philomathe en tant qu’il aime la recherche qui est la sienne, bien que paradoxalement, il ne parvient pas à en être comblé. 

Les analyses du Philèbe[13] par exemple nous montre d’ailleurs que le désir est sans cesse manque d’une chose que nous souhaitons avoir à l’avenir.

Nous ne pouvons donc pas dire que l’âme du philosophe est naturellement intelligente au sens où elle possède naturellement la science de l’Un, seulement l’âme du philosophe, en tout cas la partie rationnelle de l’âme est naturellement attirée par la connaissance.

C’est d’ailleurs ce qu’exprime Platon dans le Banquet, lorsqu’il dit la chose suivante : « L’objet du désir, pour celui qui éprouve ce désir, est quelque chose dont il ne dispose pas et qui n’est pas présent, bref quelque chose qu’il n’a pas et qu’il n’est pas lui-même, quelque chose dont il est dépourvu »[14] :

Dans cette perspective, nous rejoignons l’analyse d’Anne Merker et de ce qu’elle appelle « la pensée comme indigente »[15] : Si le désir est manque, nous comprenons donc que ce manque est ce qui empêche l’âme d’être naturellement intelligente.

L’Eidos n’est pas intériorisée à l’âme elle-même, mais elle est ce qui lui manque pour exister en tant qu’âme intelligente, autrement dit être ce qu’elle est en étant comblée de l’aliment vers lequel elle est naturellement portée.

De ce point de vue, Platon nous dit la chose suivante : « Et en outre, repris-je, reconnaissons qu’ils sont amoureux de l’essence toute entière, et qu’ils n’en abandonnent de leur plein gré aucune partie, petite ou grande, précieuse ou sans valeur, comme (…) ceux qui recherchent les honneurs »[16] :

Ce qui différencie donc un désir sensible et un désir nous pouvons dire philosophique, ne réside pas dans la nature de ces désirs car tout désir est manque, mais bien l’objet qui accompagne ce désir.

Chez l’un, ce sont les sens qui motivent ce désir, sauf que ce désir est porté vers ce qui est en perpétuel devenir, il ne sera donc jamais satisfait. Chez l’autre, c’est la pensée qui accompagne ce désir, de telle sorte à saisir l’être, ce qui ne change pas et par conséquent ce qui permet la satisfaction de ce désir.

Ainsi, nous pouvons dire que l’âme du philosophe n’est pas naturellement âme intelligente dans la mesure où l’étant qu’elle cherche n’est pas un étant donné, il n’est pas posé devant nous comme si nous n’avons qu’à le toucher ou le sentir pour le posséder. L’exigence de la satisfaction du désir tient son principe dans une exigence de retrait par rapport au corps.

Nous verrons donc, tout au long de ce mémoire que cette intelligence, bien qu’elle soit désirée naturellement, ne peut qu’aboutir suite à un long périple, caractérisé par l’éducation. C’est en effet ce que dit Alain Renault, qui souligne à juste titre le caractère processuel et ascendant du désir dans son article intitulé « Chapitre 5.

Le désir » : Le désir nous dit-il, dans la perspective ouverte par Platon, constitue l’objet du philosophe qu’à partir du moment où il « renonce à ce qui en constitue les formes les plus courantes »[17] : à savoir les plaisirs de la chair remplacé par l’être qui ne se voit pas, caractérisé par le beau divin.

De ce point de vue, le désir est désir de la pensée, désir considéré comme objet de réflexion qu’à partir du moment où il se détourne du désir des choses visibles à l’œil nu. Cette conception du désir comme manque est intéressante dans le cadre de notre sujet, dans la mesure où elle implique une certaine orientation de celui-ci.

Le désir est un bon désir, un désir satisfait, seulement dans la mesure où comme nous le verrons, il est orienté vers des bonnes choses. Tout le rôle de l’éducation réside donc dans cette orientation à travers la désignation d’une chose bonne à désirer. 

La première définition du philosophe s’ouvre donc par le caractère érotique de sa nature : le désir préside l’activité philosophique, le philosophe est philokalos, amant de la beauté, amant des formes intelligibles.

Mais ici, il faut différencier le désir de savoir et le désir d’être avide de toute forme de savoir : aimer l’être ce n’est pas chercher à tout savoir sur les êtres mais chercher pourquoi un être ou une chose est ce qu’elle est.

Dans la mesure où comme nous l’avons exprimé, le désir est désir de l’être, chacune de ces formes de désir ont le même objet : l’attirance vers l’identique et le général. Le désir du savoir ici est un désir du savoir comme mathèma, c’est-à-dire une tentation d’être porté vers l’être qui est et est pour toujours.

Le désir revête donc ici un caractère dynamique, il n’est pas seulement attirance vers quelque chose mais aussi et surtout orientation vers une tâche, une manière d’être : nous nous plaçons ici du côté de l’analyse de Monique Dixsaut qui dans son livre Le Naturel Philosophe[18] explique très clairement l’idée d’un désir dynamique et principalement de l’idée qu’un désir suppose nécessairement une conduite appropriée à ce désir-même : le désir n’est pas seulement un état passif, une attirance naturelle, mais aussi la condition de réalisation d’une tâche particulière, un ergon : le naturel philosophe, parce qu’il est naturellement attiré par l’âme et l’être et parce que celui-ci aspire à désirer l’intelligible, possède par conséquent un ensemble de bonnes qualités qui elles-mêmes conviennent à la réalisation d’une tâche bonne.

Le désir philosophique ici qui définit le naturel philosophe ne se borne donc pas seulement à une disposition innée mais il est également le principe nécessaire à la réalisation d’une certaine manière d’être et manière de faire durable, à un comportement.

Il est non pas ce qui réalise mais plutôt ce qui engage. Le rapport qui se joue ici est donc un rapport entre la nature, une phusis animée par l’occupation philosophique, et l’activité, la praxis qui se rapporte à la manière dont les actes entrent en adéquation avec un naturel particulier.

Nous voyons donc déjà l’idée d’un effort constant, d’un travail soutenu et régulier que suppose l’entretien de ce naturel, puisque l’acquisition d’un comportement réellement philosophique chez Platon fait intervenir un principe d’habituation.

D’ailleurs la stabilité du comportement vient pour Platon comme il est dit dans la République d’une stabilité également du sentiment amoureux :

« Celui qui est animé du véritable amour du savoir est naturellement disposé à lutter pour atteindre l’être (…) il va de l’avant, il ne faiblit pas, et son amour n’a de cesse qu’il n’ait saisi l’être de chaque nature »[19] :

Ce n’est que parce que l’amour de la vérité ne cesse pas et ne se relâche pas que le philosophe atteint l’essence.

D’où la nécessité de la mémoire dans le processus de conservation du désir amoureux de l’être. La faculté naturelle à désirer le savoir selon Platon suppose donc l’intervention d’une bonne mémoire, celle-ci préserve et garantit l’adéquation immortelle entre notre désir et l’objet de ce désir, la vérité.

Elle consiste à garder l’amour qu’on porte pour elle de telle sorte que celle-ci ne se transforme pas en haine. La bonne mémoire comme dit Monique Dixsaut est « l’inventivité de l’éros »[20]: elle confère à l’éros une nature par définition impérissable et sans cesse réincarnée : le philosophe en quête de l’être, peut ne plus supporter son état d’ignorance mais se rappelle sans cesse qu’il possède naturellement en lui-même l’effort de réfléchir et de soumettre son intelligence au questionnement.

Le désir érotique du naturel philosophe est donc constamment inventif, sa soif de connaissance permane et le goût pour la réflexion ressurgit toujours face à un état déstabilisant d’ignorance.

Le philosophe dans ces conditions est donc « ami et parent de la vérité » [21]. Notons d’ailleurs ici le statut de parent propre au philosophe qui peut renvoyer à l’idée selon laquelle celui-ci a le devoir de préserver la vérité et d’entretenir avec elle un rapport de protection face à toute opinion illusoire et défigurée, comme un parent protège son fils ou sa fille.

Nous pouvons voir ici, que toute l’entreprise pédagogique n’y est pas encore abordée dans la mesure où la première définition du philosophe repose sur une caractéristique innée qui ne se suppose ni l’intervention d’un travail sur soi ni l’intervention d’un maître ou des recommandations extérieures. 

Nous avons pu admettre dans cette première sous partie la thèse selon laquelle la première caractéristique du naturel philosophe, est basée sur l’attirance et le désir naturel de l’être.

Nous pouvons comprendre à travers cette thèse l’idée selon laquelle l’apprentissage de la philosophie, l’apprentissage d’un savoir nécessaire comme nous avons pu le dire pour devenir gardien de la cité ne peut se faire sans l’intervention préalable d’un certain rapport à celui-ci : les philosophes et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle ils sont qualifiés de philosophe doivent chérir la réflexion et l’interrogation, ils doivent être naturellement mu par un certain effort à persévérer dans la recherche de ce qui convient aux choses, à savoir leur identité véritable et immuable.

Seulement, dans cette perspective, Platon ne cherche pas seulement à délimiter les traits de caractère ou les aptitudes naturelles de celui-ci mais aussi ce qui permet de cibler ce qui détermine le caractère moral du philosophe, ses vertus spécifiques.

A ce propos, Platon dit la chose suivante : « Garde-toi bien que ce naturel ne comporte quelque servilité »[22] : Cette servilité s’applique à une petitesse d’esprit fait de mesquinerie ou de calcul déjà développé.

Ce qui implique ainsi une dimension morale dans la description du philosophe, lequel s’il est naturellement porté vers la recherche de la vérité est également naturellement disposé à servir un ensemble de valeurs morales adéquates avec son désir de vérité.

Dès lors, nous pouvons comprendre qu’en vertu de ce désir de connaissance, cette aléthéia qui permet de définir le philosophe et de le discerner de celui qui l’imite, produit logiquement un certain comportement et un certain rapport avec soi et les choses.

Nous allons dans cette perspective nous concentrer sur ce type de comportement présent dans le Livre VI, à travers deux vertus : la tempérance et la grandeur. 

[1] PLATON, La République, VI, p.315, 484b.  82 Ibid., p.315, 484c-484d. 

[2] PLATON, Cratyle, 403d-404a.  84 Op.cit., VI, p.316, 485b.  

[3] LAFRANCE Yvon, « La connaissance : science et opinion », dans Quadrige, Presses Universitaires de France, 2014, p. 169-192.

[4] XENOPHANE, Œuvre poétique, Paris, Hermann Diels, Walther Kranz et Martin Litchfield West (éd.), Les Belles Lettres, 2012.

[5] PLATON, Œuvres complètes, Paris, Alfred CROISET et Louis BODIN (èd.), Les Belles Lettres, 1935.

[6] PRADEAU Jean-François, Les divins gouvernants : la philosophie selon Platon, Presses Universitaires de France, 2014. 

[7] ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, VI, 2, 1139a31-33. 

[8] PLATON, République, V, p.304, 475e.

[9] Ibidem.

[10] Ibid., VI, p.317, 485d.

[11] Ibid., VI, p.315, 485a. 

[12] PLATON, République, VI, p.316, 485d.

[13] PLATON, Philèbe, 34c-35d. 

[14] PLATON, Le Banquet, 200e. 

[15] MERKER Anne, « Le désir », Études platoniciennes, no 4, Société d’Études platoniciennes, 1er octobre 2007, p. 205-235.

[16] PLATON, République, VI, p.316, 485b. 

[17] RENAUT Alain, « Chapitre 5. Le désir », Hors collection, 2006, p. 88-102.

[18] DIXSAUT Monique, Le naturel philosophe : essai sur les dialogues de Platon, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2016.

[19] VI, p.323, 490b.

[20] DIXSAUT Monique, Le naturel philosophe : essai sur les dialogues de Platon, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2016.

[21] Op.cit., VI, p.319, 487a. 

[22] VI, p.317, 486a.

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Une approche morale : les vertus et le caractère du naturel-philosophe

Nous avons dans une première sous-partie, cherché à poser une première définition du naturel philosophe qui s’est traduit par un lien profondément érotique au savoir et à la recherche de l’être.

Dans l’âme convenablement philosophique, l’amour de la vérité est le critère qui définit un naturel philosophe mais il est également le principe en vertu duquel celui-ci se différencie des autres.

En outre, ce qui différencie le philosophe des autres hommes ce n’est pas nécessairement un naturel philosophe mais un naturel intelligent et cette intelligence se manifeste dans une relation érotique et passionnelle au divin, à l’intelligible et à l’essence des choses : « L’âme philosophique « aspire à la plénitude du divin comme de l’humain »[1].

Dans cette partie, nous allons donc voir que ce naturel d’inspiration divine et philosophique produit également un certain nombre de qualités qui ne rendent pas seulement compte d’une manière de réfléchir, mais aussi d’une manière de se comporter et d’exclure instinctivement ce qui est négatif pour l’âme du philosophe, ce qui autrement dit invite à l’altération de celle-ci. 

D’autre part, Platon nous dit la chose suivante : « Mais quand les désirs se portent avec intensité vers un objet unique, nous savons que d’une certaine manière, ils s’affaiblissent pour ce qui est des autres objets, comme si le flot s’en trouvait détourné dans cette seule direction »[2] :

Dans cette mesure, le naturel philosophe n’a pas seulement une exigence élévatrice qui conduit l’homme vers un meilleur état, mais également une exigence d’exclusion, à l’égard de tout ce qui empêche cette élévation : chaque qualité s’oppose à son contraire et, de la même manière que le naturel philosophe dispose d’une acuité à chercher l’être stable et intelligible plutôt que l’être mouvant sensible, il dispose d’un désir suffisamment intense pour ne pas désirer autre chose que ce qui est conforme à sa nature : la vérité face au mensonge, la liberté plutôt que l’aliénation, la mesure face à l’excès.

Par exemple, le philosophe va préférer « la sincérité »[3] comme la « volonté de ne jamais admettre le mensonge » : le philosophe est infaillible, il ne peut mentir ni s’écarter de la vérité pour la simple et bonne raison qu’il ne le désire pas, il est suffisamment sincère pour refuser d’autres lois qui désoriente sa nature.

C’est d’ailleurs ce que Platon dit dans le Théétète de la manière suivante : « Consentir au mensonge et masquer la clarté du vrai m’est interdit par toutes les lois divines »[4].

Dans cette perspective, chez Platon c’est la nature raisonnable de l’homme qui lui donne à se projeter vers des lois supérieures auxquelles ce naturel doit se soumettre.

Parce que le naturel philosophe désire une chose à savoir la vérité et parce que du simple fait de la puissance de ce désir il ne peut pas désirer autre chose, ce même naturel philosophe s’interdit des règles contradictoires avec sa disposition.

Comme le précise d’ailleurs Platon, il serait paradoxal d’aimer à la fois la vérité et chérir le mensonge, et ce qui relève du paradoxe chez Platon relève en outre de la fausseté : une chose ne peut pas être belle et l’aide à la fois, un acte ne peut pas être noble et mauvais à la fois.

A cette qualité d’honnêteté intellectuelle et de sincérité s’ajoute également une liste d’autres qualités dont Platon fait la liste : le philosophe est « dépourvu de cupidité », ni prétentieux, ni détourné des Muses, ni étranger de l’élégance et de la mesure, pourquoi ? parce que rappelonsle, le désir érotique est un outil d’exclusion des éléments nuisibles extérieurs : c’est parce qu’il renforce une chose (l’essence des choses) qu’il en altère d’autre (les plaisirs corporels, les biens matériels, etc.).

Le désir du savoir tel que décrit dans notre première sous-partie produit nécessairement chez le philosophe une certaine faculté à refuser ce qui est inadéquat par rapport à sa nature.

Cet ensemble de qualités, ou de disposition naturelle, s’ajoute également deux vertus principales, à savoir la tempérance (sôphrosúnê) et la grandeur (megaloprepeia).

Ces vertus ne sont pas le fruit d’un certain effort, autrement dit le philosophe n’a pas à travailler pour acquérir ces vertus, mais sont le fruit d’une certaine intensité du désir. Développons ainsi ces deux vertus. 

Tout d’abord la tempérance, celle-ci obéissant au registre des désirs à la différence de la grandeur qui appartient au registre de la dianoia, de la pensée. En effet, dans le livre VI, Platon nous dit la chose suivante : « un tel homme (le philosophe) sera surement modéré et totalement dépourvu de cupidité » :

L’idéal de la modération est d’abord la vertu de la troisième partie de l’âme et il convient plus précisément à la classe des producteurs ou celle des artisans.

Or, la vertu de modération doit également être celle des gardiens et se situe du côté de la mise à distance de tout désir économique et souci de l’enrichissement : C’est précisément cela que l’on entend par « plus fort que soi-même »[5] à la différence de l’intempérant qui lui « se trouve dominé par la force massive du pire » et qui par conséquent est « plus faible que lui-même » :

Nous comprenons ici que la modération est relative à une certaine maîtrise d’élément dominant, en l’occurrence le désir mal orienté comme nous avons pu le voir. Platon en évoque d’ailleurs d’autres dans le livre IV : Il oppose par exemple un ensemble de plaisir et de désir brutes propres aux femmes ou aux enfants avec les plaisirs de « ceux qu’on appelle hommes libres » : c’est-à-dire les désirs et les plaisirs gouvernés par l’intellect et une forme d’opinion droite, qui appartiennent à une minorité d’individu, à savoir les philosophes.

Cependant, Platon ajoute également un commentaire qui donne une ampleur bien plus grande à la modération : « Si donc une cité particulière doit être dite plus forte que les plaisirs et les désirs, et elle-même plus forte qu’elle-même, c’est bien celle-ci qui doit l’être. » :

Plus qu’une vertu personnelle propre aux philosophes, la modération est véritablement un idéal de cité bonne, c’est-à-dire celle qui est modérée parce que plus forte qu’elle-même, parce que dominatrice des penchants excessifs et enfin, parce qu’unanime concernant ceux qui doivent exercer le pouvoir.

La vertu de la modération est donc étendue à l’échelle d’une dimension politique, dans la mesure où elle est un des critères qui détermine l’unification d’une cité mais également l’unification des différentes fonctions entre elles, ce qui au fond constitue toute la recherche de la République.

Dans cette perspective, il est important de préciser, en regard de cette ambition, la différence de traitement qui est réservée à la modération à l’échelle des dialogues platoniciens. 

Dans le Charmide par exemple, la tempérance implique nécessairement que celle-ci soit abordée comme une forme de connaissance de soi. Elle suppose donc au premier abord une dimension purement intellectuelle.

La sōphrosunē est comme dans l’Apologie d’ailleurs, définie comme une santé mentale, à la vérité et fondamentalement à la capacité de quelqu’un de juger ce que chacun des hommes savent ou ne savent pas. Leurs opinions sur les choses de valeurs, les « choses les plus importantes »[6].

La tempérance est donc ici réellement une forme de sagesse humaine à partir de laquelle chacun est en mesure de relever si un autre possède une certaine science ou un certain art sur un sujet quelconque.

En outre, Charmide donne lui aussi une définition de la tempérance comme connaissance de soi, c’est-à-dire selon lui la connaissance de la manière dont quelqu’un agit  mais de son côté Critias élargit le concept de tempérance à une portée beaucoup plus grande et universelle : la définition de la sōphrosunē devient « une connaissance ou science à la fois des autres sciences et d’elle-même » puis « une science qui ne serait science de rien d’autre que d’elle-même et des autres sciences, en plus d’être science de la non-science »[7].

La tempérance comme épistémè ici ne concerne pas seulement une auto-connaissance de soi, une connaissance qui a pour seul objet le soi, mais la connaissance de toute science qui existe, elle est la science des autres sciences et par conséquent s’avère être une forme suprême de connaissance et de sagesse doublée d’une science de la politique.

Socrate retient en effet cette thèse pour mieux la critiquer en relevant son principe incohérent et particulièrement technique : si l’on s’en tient à cette définition selon Socrate seul un expert peut juger ce que les autres hommes savent ou ne savent pas et cette dernière ne peut être utile ni même accessible pour l’individu tempérant.

Afin de s’opposer à cet argument techniciste, Socrate pose son argument en imaginant une société utopique dans laquelle l’homme tempérant serait connaisseur du contenu de sa connaissance.

Dans cette société tout est scientifique, et les gens qui vivent par rapport à la connaissance sont en meilleur santé mais l’idée principale c’est que l’ensemble des actions des hommes doivent être subordonnées à la « science de la science »112. Seulement même dans cette perspective, la définition s’avère improductive puisque la cité ne parvient pas à être heureuse.

Nous pouvons relever à partir de ces définitions une approche fondamentalement épistémique de la tempérance dans le Charmide qui ne semble pas être la priorité de l’approche propre à la République.

Selon les commentaires de G. Leroux, c’est en raison de l’inscription de la modération à l’échelle des vertus propres aux artisans et aux gardiens, que le versant intellectuel lié à la connaissance de soi se substitue dans la République à un versant plus politique davantage lié à une forme de maîtrise de soi.

C’est d’ailleurs cette conception de la tempérance comme maîtrise de soi face à une conception de la tempérance comme connaissance de soi, qui fera dire à Voula Tsouna que « l’analyse de la sōphrosunē dans la République se distingue radicalement de celle du Charmide »[8] :

Or de ce point de vue, nous nous situons davantage du côté du prolongement plutôt que du côté d’une opposition radicale entre deux conceptions de la tempérance : il n’y aurait pas d’un côté une exigence intellectuelle propre à la tempérance et une exigence corporelle de l’autre, mais les deux sont liées, comme le dira d’ailleurs Platon dans la République :

« Mais pour ce qui est des désirs, des plaisirs, et des peines qui sont simples et mesurés, ceux qui bien sûr sont dirigés par un raisonnement soutenu par l’intellect et l’opinion droite (…) tu les rencontreras chez ceux qui sont doués d’un naturel excellent »[9] :

Dans ce cadre, la réponse apportée par Marie-France Hazebroucq est satisfaisante afin de résoudre la tension décrite entre deux conceptions de la tempérance, qui considère dans son livre La folie humaine et ses remèdes : Platon, Charmide, ou, De la modération que la modération est indissociable du « soin et de l’âme, la préoccupation de l’intelligence, de la vérité et de l’âme »[10] :

La modération ne peut donc être détachée d’un versant intellectuel dans la mesure où être vertueux chez Platon nécessite toujours une certaine connaissance de la vertu et donc l’intervention d’une certaine intelligence. 

L’homme modéré tout comme l’homme courageux doit savoir se contrôler sans se laisser dominer par un sentiment particulier : « il ne faut pas non plus qu’ils soient portés à rire » 116.

La perspective platonicienne rejoint la perspective Nietzschéenne sur le statut qu’occupent les passions au contact de l’activité philosophique, lesquelles entravent la liberté d’esprit que se doit d’avoir le philosophe.

A ce titre et c’est d’ailleurs ce que relève Patrick Wotling dans son livre La philosophie de l’esprit libre, Introduction à Nietzsche le rapport entre Nietzsche et Platon semble au sujet des passions, ambigu, aussi bien contradictoire que concordant à travers une même « condamnation de la pulsion passionnelle »[11] :

D’un côté nous trouvons un Platon critique à l’égard des passions, celle-ci sont pour lui responsables aussi bien d’une négligence de la raison que d’une certaine soumission de l’homme à l’égard d’impulsion difficilement contrôlable. Les passions menacent l’équilibre intérieure entre les différentes parties, c’est pourquoi elles méritent d’être surveillées et contrôlées par un élément rationnel.

De l’autre côté, nous trouvons un Nietzsche qui considère l’origine des idées et de la pensée vers des sources passionnelles : « sous chaque pensée gît un affect ». Les passions sont donc à priori constitutives dans la formation des idées.

Mais Nietzsche s’avère également héritier de la critique platonicienne de la passion comme outil de déséquilibre interne : la passion entraîne l’esclavage et donc toute perte de maîtrise à l’égard de soi.

C’est ce qui fera d’ailleurs dire à Nietzsche que « toutes les passions ont une époque où elles sont simplement funestes, où elles entraînent leur victime vers le fond de tout le poids de la bêtise »118 : la passion est donc rattachée dans le cadre de la philosophie Nietzschéenne et Platonicienne à une violence permanente, elle qui mène au fanatisme, d’où la formule célèbre de ce même Nietzsche : « il faut tuer les passions ».

Cependant pour Nietzsche et c’est ce qui conduira à une critique de Platon décrit comme un orgueilleux ou un érotique de l’idéal, les affects ont en eux-mêmes une puissance créatrice et ne se contentent pas de recevoir le monde passivement mais de l’interpréter, d’opérer un travail de reconstitution en produisant enfin des véritables croyances dépassant le primat de la représentation.

Le statut de la croyance ici est élevé et positif contrairement à la définition qu’en donne Platon. Il est donc pour Nietzsche nécessaire de décrire l’homme avec une certaine humilité, comme un être de passion plus qu’un être de valeur, car l’affection remodèle, bouleverse et établie dans la vision du sujet des choses nouvelles, de nouvelles couleurs et de nouvelles formes.

Nous voyons à ce propos que le statut du changement est dans la philosophie Nietzschéenne positive alors que dans la philosophie platonicienne, il est négatif et témoigne d’une incompréhension.

Dans ce cadre, aussi bien le statut positif des passions et des affects qu’une vision mouvante du monde va à l’encontre de la philosophie platonicienne : « Toutes les espèces de passions doivent être examinées une à une, suivies une à une à travers les époques, les peuples, les individus, grands et petits ; il faut mettre au jour toute leur raison, toutes leurs appréciations de valeurs et toutes leurs manières d’éclairer les choses »[12].

Revenons maintenant à la conception platonicienne. Nous trouvons ainsi l’idée d’une forme de tension liée à soi, qui nous avons pu le voir et qui se manifeste dans la force des désirs et des plaisirs qui peuvent prendre le dessus. La modération nous invite donc à comprendre que le philosophe est celui qui, face à l’impulsion des désirs, face au déséquilibre des plaisirs, est capable de se dompter lui-même sous l’influence de la domination de la raison.

La raison, dans ce cadre, joue en effet un rôle hégémonique face à l’impétuosité, face aux désirs et plaisirs démesurés comme le dit Platon, la raison étant la meilleure partie de l’âme, celle qui doit diriger et orienter la partie auxiliaire de l’ardeur et la moins bonne partie à savoir le principe désirant. Développons maintenant la vertu de la grandeur. 

  « Garde toi bien que ce philosophe ne comporte quelques servilités. La petitesse d’esprit est en effet absolument incompatible avec une âme qui doit tendre sans cesse à embrasser dans leur totalité et leur plénitude le divin et l’humain. »[13] :

La deuxième vertu propre aux naturels philosophes caractérise cette fois-ci une certaine orientation du regard. Platon évoque les sujets les plus grandioses de la philosophie, à savoir le temps et l’être, toute la tâche du philosophe est de garder une certaine droiture du regard dans la direction des réalités immuables et supérieures : la theoria, cette activité de contemplation enrichi par l’exercice constant des sciences.

La grandeur dans cette perspective est non seulement conversion et orientation du regard mais surtout bouleversement de la perspective, le philosophe regarde de haut « sous l’aspect de l’éternité »[14] : le philosophe parce qu’il est poussé vers la grandeur des choses ne saurait nous dit Platon connaître la servilité qui est reproché chez l’homme ordinaire en raison d’un manque d’envergure par rapport au monde et par conséquent une forme de pusillanimité.

Ici nous pouvons dissocier concernant celui qui est philosophe et celui qui ne l’est pas : d’un côté nous trouvons la smikrologia, cette petitesse d’esprit attirée surtout par toute forme de mesquinerie et de petits calculs et la megaloprépeia qui s’accommode à la posture du philosophe, les yeux constamment rivés vers les êtres éternels.

Il y’a non seulement entre les deux comportements une différence liée à l’orientation du regard, mais également une différence liée au degré de grandeur attribué aux choses : l’un traite de « petits sujets » quand l’autre juge des choses dites grandes, sérieuses, à savoir la vie humaine en elle-même et la mort.

En effet, « Ainsi donc, un tel homme ne considérera pas la mort comme quelque chose de terrible ? »[15] demande Glaucon, « Lui moins que quiconque » répond Platon.  

Dans ce cadre, c’est parce que le philosophe considère la vie comme un objet de grande valeur, qui ne craindra en même-temps pas la mort : la grandeur exclut la servilité mais également la lâcheté.

Nous avons ici une référence à la valeur du courage illustrée dans l’Apologie de Socrate : « jamais donc je ne redouterai ni ne fuirai ce qui, sait-on jamais, et peut-être un bien, avant un mal dont je sais qu’il est un mal. »[16] : le philosophe qui possède une réelle fermeté d’âme dans le jugement de ce qui est à craindre ou non.

D’ailleurs, s’il ne craint pas la mort, c’est parce que celle-ci est dans la philosophie platonicienne, la consécration d’une activité philosophique, le but au fond de tout philosophe en ce qu’elle concrétise la séparation de l’âme et du corps.

Le courage ici se manifeste dans un refus de craindre la mort et comme une forme de lutte contre l’ignorance dans le but de faire triompher la vérité face au péril qu’il encourt.

L’homme courageux dans cette perspective craint moins la mort que la cessation de l’activité philosophique.

Dans ces conditions, ce qui fait le propre de l’homme servile c’est une certaine subordination à soi, il ne s’intéresse qu’aux affaires des hommes et au lieu de s’intéresser aux questions fondamentales cet homme préfère se quereller avec d’autres hommes en fabriquant des opinions persuasives :

« Celui-là en effet mon cher Adimante, qui garde l’esprit réellement tourné vers les êtres qui sont, se trouvant hors d’elle, n’a pas vraiment le loisir d’abaisser le regard vers les affaires des hommes (…) » 124 :

Dans ces conditions, le comportement du philosophe naturel, parce qu’il est tourné vers l’être, nous y reviendrons en étudiant l’astronomie, sont tournés vers des modèles divins appliqués à une justice constante.

En outre, la justice se développe à l’intérieur même du comportement des hommes en produisant un caractère doux, qui ne cherche pas à faire la guerre aux hommes et entretenir avec eux des relations dysharmoniques : « Il semble bien qu’un naturel lâche et servile ne puisse donc prendre part à la philosophie véritable »[17] :

Ce caractère qui s’oppose d’ailleurs à la violence et à la sauvagerie qui conduiront à devenir un homme peu fiable, un dussumbolos et un homme insociable, un duskoinonetos.

Le naturel philosophe ne haït pas les hommes, il ne cherche pas, grâce à la douceur de son caractère, à entretenir avec autrui des relations de conflit et de guerre, mais combat surtout la fausseté, le principe qui s’oppose à tout le but de son existence.

La justice qui se déploie dans sa recherche de la vérité des êtres immuables se développe également dans ses relations sociales, dans la recherche d’une harmonie constante avec autrui.

Dès lors, le philosophe en tant que gouvernant, doit être cet homme au sein duquel : « une pensée qui joigne naturellement aux autres qualités la mesure et la grâce, une pensée qui, suivant son propre développement, se laissera guider vers ce qui est la forme de chaque être »[18] : le développement des dispositions naturelles telles que décrites jusqu’à maintenant nous dit Platon, devra nécessairement s’accompagner d’une pensée tournée vers l’étant, en même temps qu’elle constituera un état vers lequel le philosophe doit être guidé. 

Dans cette première sous-partie nous avons développé l’idée selon laquelle la définition du philosophe est d’abord abordée selon son naturel. D’ailleurs pour Platon, le programme éducatif des philosophes ne peut être fixé que lorsque son naturel est connu. 

Le philosophe pour Platon est celui qui dispose naturellement d’une acuité au savoir d’une part et d’un ensemble de qualités et vertus morales d’autre part. Dans ce cadre, nous sommes tentés de penser que le philosophe, parce qu’il revête un naturel bon est condamné à rester philosophe.

Autrement dit, les caractéristiques naturelles du philosophe suffisent à priori à rendre compte d’une détermination d’un comportement philosophique sur le long terme.

Cependant, nous dit Platon :

« on peut voir en fait que tous ceux qui s’efforcent de pratiquer la philosophie – non pas dans le but de s’y former, en y consacrant leur jeunesse et en la mettant de côté par la suite, ceux-là pour la plupart deviennent des personnes tout à fait étranges, pour ne pas dire de vrais pervers »[19].

Cette remarque nous invite à penser que le naturel philosophe n’est pas suffisant à déterminer la vie philosophique exemplaire, dans la mesure où ce naturel, s’il est perfectible, peut également être corruptible par la cité elle-même.

Mais alors, comment des causes historiques, sociales et politiques peuvent-elles causer la dégénérescence d’une essence qui revête par définition une orientation permanente et durable ?

Nous pouvons comprendre le problème présent non pas par rapport à l’essence même du philosophe, sa naturalité, mais par rapport à l’orientation que celle-ci prend.

Le philosophe se corrompt et dégénère par conséquent qu’en trahissant son naturel et en ne philosophant plus, en ne désirant plus l’objet pour lequel il était fait. Or, comment un désir aussi intense que nous l’avons décrit, mu par un éros incontournable, peut-il cesser ?

Le problème se renforce d’autant plus dans la mesure où nous avons mis en lumière l’idée selon laquelle le désir de la vérité est principalement désir intense parce qu’il ne peut être détourné de sa quête, de l’orientation vers lequel s’oriente celui-ci. Au fond, le désir philosophique est-il destructible ?

La philosophie ne corrompt pas, elle est véritablement le « salut »[20]pour le philosophe doué d’un naturel utile au développement et à la sauvegarde de la cité.

Autrement dit, nous n’avons pas affaire à une corruption qui implique le philosophe et seul le philosophe, mais sa corruption est le résultat de son inscription et de son côtoiement de la cité tout entière, qui comme nous avons déjà pu l’esquisser, est corrompue.

Ainsi, décrivons cette corruption, responsable de l’altération et de la désorientation du naturel philosophe. 

[1] Ibidem.  

[2] VI, p.317, 485d.

[3] Ibid., VI, p.316. 

[4] PLATON, Théétète, Paris, Michel NARCY (trad.), GF-Flammarion, 1994.

[5] PLATON, République, IV, p.233, 431a. 

[6] PLATON, Charmide, Paris, Louis-André DORION (éd.), GF Flammarion, 2004.

[7] Ibid., 165c.  112 Ibid., p.35. 

[8] TSOUNA Voula, « La conception aristotélicienne de la sōphrosunē dans l’Éthique à Nicomaque et son arrièrefond platonicien », Revue de philosophie ancienne, no 1, 23 juillet 2018, p.5-38. 

[9] IV, p.234, 431c. 

[10] HAZEBROUCQ Marie-France, La folie humaine et ses remèdes : Platon « Charmide » ou « De la modération », Paris, J. Vrin, 1997. 116 Op.cit., III, p.168. 

[11] WOTLING Patrick, La philosophie de l’esprit libre : introduction à Nietzsche, Paris, France, Flammarion, 2008. 118 NIETZSCHE Friedrich, Crépuscule des idoles (1888) : texte intégral, Paris, Éric BLONDEL (éd.), Hatier, 2015.

[12] NIETZSCHE Friedrich, Le Gai savoir, Paris, Alexandre VIALATTE (éd).), Gallimard, 1950.

[13] Livre IV, p.317, 486a.

[14] Ibidem.

[15] PLATON, République, VI, p.317, 486b.

[16] PLATON, Apologie de Socrate, 20a.  124 Op.cit., p.339, 500c. 

[17] Op.cit., p.318, 486b. 

[18] PLATON, République, VI, p.319, 486d. 

[19] IV, p.320, 487d.

[20] Ibid., p.421. 

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Bastien FAUVEL

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