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La république : critique de la démocratie athénienne

Cet article fait référence au grand B de la première partie du mémoire de Master de Bastien FAUVEL réalisé durant son Master II Recherche en philosophie à l’Université de Strasbourg (2021/2022)

Titre du mémoire : L’éducation des philosophes-rois dans la philosophie platonicienne : dans l’Alcibiade et dans La République

La République et la critique de la démocratie athénienne : un régime responsable du disfonctionnement politique et psychologique

L’origine de la critique démocratique : le procès de Socrate

Né en 427 à Athènes, Platon baigne très tôt dans un contexte démocratique et observe directement les turbulences liées à celui-ci.

Dans l’Athènes du Vᵉ siècle, le peuple, l’ensemble des citoyens jouent un rôle essentiel dans l’exercice du pouvoir et dans la délibération des lois de la cité.

Le peuple n’est pas seulement souverain au sens où il serait consulté dans la possibilité d’élire les représentants, mais il l’est également dans la mesure où il est lui-même doué d’une légitimité à exercer le pouvoir.

Nous pouvons justifier ce pouvoir grâce à l’existence de la Boulè, à l’intérieur de laquelle des citoyens peuvent exprimer leur point de vue, en étant tiré au sort.

Ce tirage au sort caractérise bien le contexte démocratique et l’idée d’après laquelle n’importe quel citoyen peut exercer des charges politiques.

Dans ce cadre, les citoyens peuvent participer à l’Assemblée (ekklesia) dans laquelle ils peuvent discourir, prendre part à l’opinion commune, et se rendre acteur dans l’élaboration des décisions.

Le citoyen jouit également d’une légitimité réelle dans l’organisation de tâches diverses concernant le développement de la cité : la direction de troupe, l’organisation des festivals, bref toutes activités publiques qui ont pour but de servir la cité.

Enfin, les citoyens exercent un pouvoir conséquent au sein du Tribunal, appelé aussi l’Héliée, au sein duquel l’ensemble des individus pouvaient participer aux décisions liées à la justice.

En effet, selon M.H Hansen dans son ouvrage La démocratie Athénienne à l’époque de Démosthène[1], la justice en démocratie athénienne n’exige pas un caractère professionnalisant, il n’existe pas de magistrats de profession, ni de procureurs aguerris, mais la justice se concrétise au sein même du peuple : ce sont les citoyens qui en accusent d’autres.

L’intérêt de toute cette partie, et c’est ce qui constitue la thèse de celle-ci, c’est de montrer dans quelle mesure le dialogue de la République se montre hostile à tout un contexte marqué par ce qu’on appelle l’isonomie.

Dans ces conditions, La critique de la démocratie chez Platon s’inscrit dans un contexte historique notamment marqué par le procès de Socrate, qui constitue d’une part une atteinte au caractère juste de Socrate selon Platon, mais aussi et surtout une atteinte à la philosophie elle-même, comme il en témoigne dans la Lettre VII envoyée à ses amis de Syracuse :

« A la fin, je compris que, en ce qui concerne toutes les cités qui existent à l’heure actuelle, absolument toutes ont un mauvais régime politique (…) Et je fus nécessairement amené à dire, en un éloge à la droite philosophie, que c’est grâce à elle qu’on peut reconnaître tout ce qui est juste aussi bien dans les affaires de la cité que dans les affaires des particuliers » [2] :

Si la philosophie constitue une réponse au contexte démocratique selon Platon, il n’en demeure pas moins que celle-ci peine à trouver sa place au sein du gouvernement athénien mais aussi au sein de la cité, à l’échelle de l’éducation des hommes.

Le philosophe est décrit comme un individu déconnecté des réalités, incapable d’exercer des charges politiques.

Cette description du philosophe rivé vers les choses hors-sol et célestes est également décrite par Platon lui-même dans l’Apologie de Socrate, qui décrit un homme dont l’esprit plane et qui par cette déconnexion au monde sensible ne saurait faire triompher aucun argument dans une assemblée.

Socrate est représenté par Mélétos notamment comme un penseur dont les yeux sont uniquement rivés vers le ciel, un penseur « qui s’intéressent aux choses qui se trouvent en l’air » [3].

L’air pour ces philosophes représente ce qui produit la pensée, ce qui témoigne des vérités et ce qui permet de comprendre les choses d’en haut, en refusant les éléments d’en bas. « Je voyage dans les airs et médite sur le soleil » disait Socrate.

C’est d’ailleurs ce qui sera décrit dans une pièce d’Aristophane dans laquelle il affirme que Socrate nie l’existence de la plupart des Dieux, Zeus y compris, en les remplaçant par les Nuées, le Khaos, cet espace infini dans lequel les Nuées se meuvent.

L’image construite de Socrate comme un penseur éclairé par les étoiles utilisée par Aristophane illustre d’ailleurs une profonde moquerie et une décrédibilisation de la philosophie dans le contexte athénien.

Les philosophes sont, comme nous le verrons par la suite, incapables comme les sophistes d’éduquer et d’enseigner des vérités.

Dans cette perspective, nous pouvons donc voir une vraie caricature de la philosophie discréditée aussi bien comme science éducative que science politique.

La philosophie, par le biais du procès de Socrate, est donc considérée comme une véritable contagion responsable des maux et des pensées perverties chez les citoyens.

Socrate incarne par conséquent ici l’idéal homérique, celui qui reste stoïque face à la mort et celui qui préfère mourir plutôt que de cesser de philosopher.

Ce qu’il est également intéressant de comprendre dans la défense de Socrate c’est de quelle manière celui-ci se fait déjà le précepteur d’une critique sévère de la démocratie et de quelle manière il fait passer ce régime comme un régime au contact duquel il est impossible de ne pas commettre d’injustice,  à travers deux épisodes : Socrate évoque d’abord l’épisode de la bataille d’Arginuses en 406 av. J-C. :

Une partie de la flotte athénienne est prise au piège dans le port de Mytilène par la flotte Spartiate, la situation condamne Athènes à commettre l’injustice en affranchissant des esclaves et en séduisant des étrangers dans le but de constituer une flotte solide.

Cet épisode est évoqué par Socrate pour rappeler dans quelle perspective, le contexte démocratique athénien est sujet à la réalisation d’acte injuste privilégiant celui-ci au profit de la mort.

Le deuxième épisode raconte comment Socrate lui-même a dû refuser de subir la pression du gouvernement des Trentes, lui qui a chargé Socrate de s’occuper de l’exécution de Léon de Salamine.

La défense de Socrate repose ainsi sur l’illustration d’une droiture du comportement, laquelle se manifeste par une inflexibilité de l’individu face à l’injustice, à la manière du soldat qui ne soustrait jamais son devoir et son exemplarité du caractère au service d’un gouvernement corrompu.

C’est sous la forme d’un hommage que Platon entend dès lors réinvestir la mémoire de Socrate dans sa critique de la démocratie. Il montre dans quelle perspective, ce contexte politique est responsable du meurtre d’une figure héroïque, elle qui préfère mourir plutôt qu’agir injustement.

Le dialogue de La République est donc une réponse au procès de Socrate, et s’inscrit dans la continuité d’une critique du régime démocratique déjà évoquée par Socrate luimême lors de son procès.

Mais il est nécessaire de ne pas se cantonner à une approche seulement historique de la critique démocratique et montrer en quoi celle-ci répond véritablement à une exigence plus profonde, celle de la déstructure des plaisirs et des désirs humains.

De ce point de vue, nous rejoignons l’analyse d’Hervé Goupayou Goupayou qui, au contact des thèses d’A. Bloom, considère que la précision de Platon concernant les différentes formes hiérarchisées de désirs sert en réalité une entreprise aussi bien politique que psychologique.

Tel est ainsi le sens de ce que Goupayou nomme dans sa thèse comme la portée « éthico-politique »[4]de l’anthropologie platonicienne.

Psychologique car elle montre l’usage excessif des plaisirs chez l’homme démocratique, politique car cet usage a des répercussions à l’échelle du fonctionnement de la cité tout entière.

Ainsi, ce n’est pas tant la démocratie en tant que telle que Platon blâme, mais plutôt la conception anthropologique de l’homme sous-jacent à celle-ci et sa structure passionnelle déséquilibrée. 

Chaque gouvernement selon Platon, tel que décrit dans le livre VIII de la République a en commun de se faire le responsable d’un certain défaut de l’âme :

« De ces autres formes de constitution politique, si je me souviens bien, tu disais qu’il existe quatre espèces dignes d’être discutées pour en faire voir les défauts, de même que les espèces d’homme qui leur ressemble »[5] :

Il ne s’agit donc pas seulement de critiquer la démocratie comme modèle d’une constitution politique, mais de critiquer celle-ci dans le but de relever le manque d’éducation et le défaut qui subsiste dans la structure intérieure de l’âme humaine.

Autrement dit, les défauts présentés par Platon de la constitution démocratique qui sont d’ordre objectif, à l’échelle de la société, serviront à montrer plus précisément un défaut interne d’ordre subjectif, à savoir le déséquilibre interne et la désorganisation des désirs et de la raison chez l’homme. 

La méthode platonicienne rendra donc compte d’une certaine analogie entre d’une part l’organisation de la société, les dérèglements sociaux et économiques propres à celle-ci et d’autre part l’organisation psychologique de l’homme.

Ainsi, comment Platon définit-t-il d’abord la démocratie ?

Dans un premier temps, nous allons développer la critique politique de la démocratie ainsi que le problème d’unité sociale que suppose cette constitution. 

[1] HANSEN Mogens Herman, Serge BARDET et Philippe GAUTHIER, La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène : structure, principes et idéologie, Paris, France, Tallandier, 2009. 

[2] Lettre VII, 326a-b. 

[3] PLATON, Apologie de Socrate, Paris, Luc BRISSON (éd.), France, Flammarion, 2017,18b. 

[4] H. GOUPAYOU GOUPAYOU, « La conception platonicienne de la démocratie et sa critique par Aristote : bilan et perspectives- Essai sur les fondements épistémologiques, éthiques et politiques de la démocratie à l’époque classique et dans la modernité », 2019 (en ligne : https://corpus.ulaval.ca/jspui/handle/20.500.11794/36894 ; consulté le 11 mai 2022)

[5] PLATON, La République, VIII, p.402, 544a. 

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La critique politique de la démocratie comme constitution : le disfonctionnement social et la pluralité des modes de vies

Afin de définir la démocratie chez Platon, il faut d’abord comprendre comment celle-ci fait surface.

En effet, selon Platon la démocratie ne naît pas sans un bouleversement, sans un certain renversement des rapports sociaux entre classe jusqu’alors préexistants. C’est en effet le souhait de la classe pauvre :

« Ceux-là demeurent inactifs dans la cité, où ils sont, je pense, bien pourvus d’aiguillons et armés, les uns criblés de dettes, les autres couverts d’infamie (…) ils complotent contre ceux qui se sont appropriés leurs biens et contre tout le monde, désireux d’une seule chose : voir apparaître un régime nouveau. »[1] :

La démocratie naît en effet d’un certain désir de revanche de la part des plus pauvres et donc d’une certaine violence révolutionnaire, bien que le terme de révolution ne soit pas à proprement parler présent dans le vocabulaire platonicien.

La conquête de la démocratie suppose une prise de pouvoir par les armes, une prise de pouvoir ayant pour but de dépasser le contexte tyrannique mais aussi les relations hiérarchiques entre les plus pauvres et ceux qui disposent le plus de bien, les plus riches.

En effet, l’oligarchie, dans le livre VIII, fait intervenir au sein de la société une certaine fracture entre les différents intérêts et une disproportion dans la propriété, comme nous pouvons le voir à travers cette information donnée par Platon :

« Quant aux financiers, ils se tiennent cois et font mine de ne pas les apercevoir, mais ils ne manquent pas de darder leur aiguillon, c’est-àdire leur argent, contre tous ceux du groupe des autres qui se laissent faire »[2].

Ces riches financiers, par leur production et leur investissement, contribuent à une augmentation dans la cité de la misère sociale, mais servent également les intérêts de ce que Platon nomme les « faux bourdons »45 :

Nous pouvons comparer cette image avec celle utilisée au livre IX de « la bête bigarrée aux milles têtes » : cette représentation de l’âme à travers une bête polymorphe, cristallise l’assemblage de trois êtres, parmi lesquels se trouvent le monstre des désirs et principalement ce désir du profit que Platon qui caractérise l’espèce désirante de l’âme.

Cette espèce désirante met en lumière les manifestations variées de l’epithumètikon qui sert le plaisir vers l’amour du gain.

Cette image des faux bourbons montre donc une forme excessive du désir ardent caractérisée par l’absence d’harmonie et de gouvernance de la raison au sein de l’âme, aussi bien qu’elle montre ce que Jocelyne Peigney nomme « le mal aux multiples visages »[3] caractérisé par le manque de répartition des fonctions au sein de la cité.

L’apport de Peigney dans l’analyse du faux bourdon sert en outre à anticiper l’analogie établie par la critique platonicienne entre la structure sociale de la cité et la structure intérieure de l’âme à travers la disharmonie des désirs et leur indépendance à l’égard de la raison. 

De ce point de vue historique, nous nous inscrivons dans l’analyse de C. Mossé qui marque l’émergence de la démocratie grâce aux réformes et bouleversement des autorités opérés par Solon.

Mossé développe l’influence de Solon selon deux crises : une crise d’abord économique due à un « antagonisme opposant les propriétaires du sol aux petits paysans astreints au versement de lourdes redevances »[4] et une crise politique et social causée par Théagène de Mégare qui a usé de son autorité pour pouvoir mettre la main sur l’Acropole et exercer un pouvoir tyrannique.

Face à ce climat politique et économique, Solon aurait instauré principalement ses réformes selon le principe d’une justice sociale et d’un rapport économique égal entre les riches et les pauvres.

Chose que nous pouvons comprendre à l’aune de ce que dit Platon :

« L’avènement de la démocratie se produit à mon avis lorsque les pauvres, forts de leur victoire, exterminent les uns, bannissent les autres, et partagent également avec ceux qui restent le pouvoir politique et les responsabilités de gouverner »[5] :

Dans ces conditions, cette égalité entre les riches et les pauvres voit également naître une certaine liberté comme en témoigne Platon dans le livre VII de la République, une liberté qui se manifeste dans l’aménagement d’un « genre de vie particulier, selon son bon plaisir »[6].

Selon ce principe de liberté, les hommes peuvent faire ce qu’ils veulent. La liberté dont jouissent les citoyens a dans la perspective ouverte par Platon plusieurs sens : ils jouissent d’une part de la liberté d’expression, la liberté du « franc parler », la liberté dans l’orientation des désirs, et la liberté pour chacun d’accéder aux charges politiques.

En effet, l’un des termes fondamentaux qui caractérisent la démocratie à l’époque d’Athènes était celui de l’éleuthéria : c’est-à-dire une liberté politique à participer au vote, aux institutions, ou même la liberté d’exister selon des critères personnels.

Les éleuthéries sont d’ailleurs des fêtes organisées dans la Grèce antique pour favoriser cette idée de liberté, notamment l’affranchissement des esclaves.

La liberté exige donc ici une forme d’affranchissement et de libération à l’égard de la contrainte économique et des dominations sociales et cet affranchissement se caractérise par une grande liberté d’opinion ainsi qu’une grande liberté des mœurs.

La liberté de vivre ici est consubstantielle à l’égalité de droit : le droit de chacun est indifférent d’une forme de société méritocratique.

Tous les hommes, sans distinction liée à une forme de privilège ou de supériorité naturelle dans la société démocratique athénienne, jouissent d’une grande égalité de parole et une liberté d’œuvrer pour le développement de la cité.

C’est d’ailleurs ce que dit Socrate lui-même dans le Gorgias : « ce serait pour toi, mon brave Pôlos, un étrange accident que une fois arrivé à Athènes, l’endroit de la Grèce où l’on jouit de la plus large liberté de parler tu dusses ensuite, dans notre réunion, toi seul, ne pas obtenir pareille liberté ! » [7].

Cette liberté produit ce que Platon appelle la bigarrure. C’est-à-dire l’absence d’uniformité et d’unicité dans les modes de vie de chaque individu au sein d’une société démocratique.

Chacun a la possibilité de faire ce qu’il désire, d’être ce qu’il veut, chacun a la possibilité d’administrer autrement dit son mode de vie sans se référer à l’ordre évoqué dans la description faite de la société idéale par Platon.

La liberté produit donc le désordre et le manque d’harmonie aussi bien sociale que politique au sein de la cité. 

Arrêtons-nous en effet sur cette image de la bigarrure, laquelle étant aussi bien ironique que dénonciatrice. Cette comparaison illustre implicitement d’après Platon, la diversité qui caractérise les styles de vie dans la cité démocratique, chacun pouvant suivre son unique désir pour déterminer son existence.

Dans cette perspective comment éduquer les individus d’une cité quand ces mêmes individus vivent dans un environnement néfaste et totalement dénudé d’un certain équilibre ?

L’ensemble de la critique portant sur la cité démocratique faite par Platon est donc axé sur un certain refus du pluralisme, un manque d’équilibre aussi bien à l’échelle des modes de vie que des constitutions et des différents régimes que peuvent connaître ce type de cité.

D’ailleurs, Platon va lui-même se moquer de cette diversité des modes de vies mesurables à l’échelle de la multitude des constitutions que suppose la démocratie : « C’est comme si on était entré dans un grand marché aux constitutions politiques, et une fois le choix fait, on n’a qu’à fonder la cité selon le modèle choisi »[8] : pluralisme social qui selon Claude Mossé est notamment marquée par l’apparition de ceux qu’on appelait les nouveaux riches.

Leur arrivée était facilitée par un certain bouleversement social, marqué par la lutte des classes entre riches et pauvres, mais aussi par un bouleversement économique accentué par le développement du prêt maritime et du crédit sur la propriété.

D’où l’image de la bigarrure, connu comme un manteau de luxe. La démocratie est donc selon ce point de vue critiquée aussi bien sur un plan politique, par la diversité des régimes, le mélange des institutions et des lois disparates, que sur un plan sociologique par les différents modes de vie aussi variés que difformes entre eux.  

Nous voyons donc ici dans un premier temps de quelle manière le régime démocratique est néfaste pour l’unité de la société, mais voyons à présent dans quelle mesure celle-ci est nuisible pour l’unité cette fois-ci de l’âme humaine dans la description de l’homme démocratique déjà évoqué plus haut. 

La philosophie platonicienne procède dans la République par analogie entre d’une part une structure politique, la cité et les régimes qui la compose et la structure psychologique et intérieure de l’âme humaine.

Selon cette analogie nous allons essayer de comprendre en quoi l’homme démocratique intériorise à l’échelle de ses désirs le sentiment d’une liberté excessive produite par la démocratie.

La critique politique et sociale de Platon se double donc également d’une critique de l’homme lui-même. Ce même homme qui adopte les principes d’une vie démocratique et qui tombe dans une obsession pour la possession et l’enrichissement personnel.

Mais en réalité, d’après ce comportement décrit par Platon, nous verrons que l’homme n’est pas réellement considéré comme un homme lorsqu’il obéit à cette soif insatiable.

Il est en réalité une bête, son comportement est un comportement animalisé qui contrairement à un comportement humain n’obéit à aucun principe rationnel. Ainsi nous pouvons nous demander, dans quelle mesure la démocratie produit l’ensauvagement non seulement des rapports sociaux mais également des hommes eux-mêmes dans leur comportement intime ? 

[1] La République, VIII, p.421, 555d. 

[2] PLATON, La République, VIII, 555e, p.421.  45 Ibid., 556a. 

[3] PEIGNEY Jocelyne, « Platon et les faux bourdons (République, VIII, 552c-IX, 573b) », GAIA. Revue interdisciplinaire sur la Grèce ancienne, vol. 19, no 1, Persée – Portail des revues scientifiques en SHS, 2016, p. 271-287.

[4] MOSSE Claude, Les Grecs inventent la politique, Bruxelles, Éd. Complexe, 2005.

[5] PLATON, La République, 557a, VIII, p.423. 

[6] Ibid., VII, 557b. 

[7] Gorgias, Paris, Monique CANTO-SPERBER (éd.), France, Flammarion, 1987.

[8] Voir infra, p.423.  

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La critique psychologique de la démocratie : l’homme démocratique, entre liberté et désir excessif

Rappelons-le : pour Platon, la description de la dégradation de la cité revête aussi bien une exigence politique qu’une exigence psychologique : au fond, décrire la constitution politique, c’est également décrire la constitution psychique dans une forme d’organisation des désirs.

En effet, pour celui-ci, l’homme s’il veut être dans une forme de parfaite d’harmonie avec soi, s’il envisage de tendre vers le bonheur, il faut qu’à l’intérieur de lui la partie raisonnante serve de commandement à la partie désirante.

Ce commandement supposera ainsi l’adéquation entre un désir et l’objet propre de ce désir, comme le dit Platon lui-même : « Par conséquent, l’âme de celui qui est assoiffé ne souhaite pas, en tant qu’il a soif, autre chose que boire, c’est cela qu’elle désire, c’est vers cela que la porte son élan »[1]

L’impétuosité doit être guidée, et doit obéir à la raison laquelle sachant à quoi doivent se soumettre les trois fonctions de l’âme.

Laquelle autrement dit, permet de cesser la gouvernance des désirs sur la faculté rationnelle.

Cette étape est l’étape de la tempérance, c’est-à-dire l’accord existant entre les trois fonctions.

Le désir, s’il est avide, s’il obéit à une forme d’appétit incontrôlé est un désir vicié. Le seul vrai désir pour Platon étant le désir de la connaissance.

Platon en décrivant cette forme de modèle psychologique nous invite à être maître de nos désirs, à gouverner notre corps par l’intermédiaire d’un usage de la raison.

Or si nous appliquons ce schéma idéal au comportement de l’homme démocratique nous comprenons que celui-ci présente un certain défaut :

« Quand un jeune homme, élevé comme l’avons dit tout à l’heure, sans éducation véritable et dans un esprit de parcimonie, a goûté du miel des faux bourbons (…) il passe intérieurement d’une constitution oligarchique à une constitution démocratique »[2] :

C’est à partir de cette psychologie que Platon décrit l’homme démocratique et nous dit que ce comportement et son dérèglement psychologique est en partie responsable d’un manque d’éducation : l’homme démocratique au contact de l’homme oligarchique est habité par une forme de soif insatiable de richesse, de liberté, une forme de cupidité qui est incapable pour Platon de régler un équilibre entre la raison et les désirs.

Ce comportement est révélateur d’un certain conflit intérieur dans l’homme. Pourquoi ? Parce qu’il vit dans le regard constant de l’homme oligarchique dont la structure interne tient à une « bataille intérieure de lui-même contre lui-même » [3] : dans son âme, l’homme élevé dans l’oligarchie connaît une forme de discorde entre les désirs dits nécessaires, c’est-à-dire les désirs qui ont pour but la conservation de notre être, et les désirs dit frivoles, non-nécessaires.

Ce défaut intérieur est dû à ce que Platon appelle l’incurie, c’est-àdire l’absence de reconnaissance du père donné à l’éducation.

De plus, nous pouvons préciser l’autre défaut qui caractérise tout homme pour Platon, ce défaut renvoie à la description de l’homme pléonectique.

L’Homme rejoint dans cette perspective la bête qui est mue par un appétit insatiable décrit antérieurement.

Le terme de pléonectique a aujourd’hui une connotation moderne car elle décrit aussi bien l’homme de la démocratie athénienne selon Platon que l’homme de la société de consommation d’aujourd’hui : la structure humaine voire l’essence de l’homme réside dans une logique d’appropriation.

Nous pouvons d’ailleurs parler d’une véritable structure humaine objective dans la mesure où Platon dit lui-même que cette attirance vers la démesure, ce désir de posséder caractérise non pas un homme en particulier mais tout homme.

Au fond, tout homme est caractérisé par ce qui est appelé l’aplèstia, cette soif de liberté, cette obnubilation pour les richesses, dès lors : « de manière occulte ces désirs se sont unis pour en produire une multitude d’autres »[4] :

Parce que les hommes oligarchiques et par la suite démocratique n’ont reçu aucune éducation et par conséquent aucun savoir, leurs désirs sont facilement influençables, dans la mesure où ils ne connaissent pas l’objet vers lequel ils doivent se porter.

Par conséquent, le conflit psychique se mesure ici à l’échelle d’un tiraillement entre deux types de conduites, celle du père et la sienne, à partir desquels il est incapable, en raison d’un manque de connaissance, de pouvoir discerner l’un de l’autre.

Ce comportement est d’ailleurs implicitement illustré à travers le Mythe de Gygès. Il convient de préciser d’abord que ce mythe s’ancre plus globalement dans une argumentation précise, celle de la légitimité de l’acte injuste au détriment de l’acte juste.

En effet, Gygès est en possession d’un anneau qui lui permet de devenir invisible et de réaliser un ensemble d’acte immoral et injuste.

Si le mythe a le rôle d’exposer la justification de l’injustice indépendamment de toute norme morale et principe connu par tous, le comportement de Gygès, une fois invisible, peut également nous renseigner sur les dérèglements intérieurs de l’homme lié à l’usage abusif de ses désirs et ses plaisirs.

Cet usage qui se caractérise en somme par une absence de contrôle de la partie rationnelle sur la partie désirante.  Dès qu’il aura une femme il voudra la femme du roi, dès qu’il aura une maison il voudra le palais royal.

Le mythe nous montre ainsi que la cupidité est directement liée à l’immoralité, chaque homme soumis à une forme d’avarice est incapable de se comporter justement, il souhaite s’emparer du bien d’autrui, et pour se faire il est prêt comme le dit Platon à tuer, transgresser les interdits, obéir à la démesure.

Voilà pourquoi la tâche de la politique est d’éduquer chacun à rester comme nous le verrons maître de soi, à se libérer et se désolidariser de toute passion sensible qui viendrait perturber l’ordre commun.

Ce défaut d’éducation et même pouvons-nous dire cette absence d’éducation, produit un homme intempérant, incapable de résister aux plaisirs éphémères, sans cesse tourmenté par des désirs immoraux et malfaisants.

Cet homme qui ne s’intéresse « qu’au rapport de son capital, nullement à ses propres rejetons, ni à leur éducation », faisant vivre ses enfants à la manière dont le père les faisait vivre : dans une forme d’ignorance constante à la vérité et à la vertu.

Il convient ici d’apporter une certaine clarté au propos : le désir chez Platon est commun à tous les hommes, chacun ressent la sensation d’un manque, la sensation future d’un désir assouvi, chacun autrement dit vit le désir comme une douleur jusqu’à ce que celui-ci est rempli.

Mais il convient dans ce cadre de préciser que l’homme démocratique conçoit le désir comme une fin en soi, autrement dit le plaisir de la jouissance, le plaisir de s’accaparer constitue le moteur de leur existence même : « La modération, qu’ils invectivent en la taxant de lâcheté, ils la rejettent en la couvrant d’injures et ils expulsent la mesure et la discipline dans la dépense, en persuadant le jeune homme, en lui donnant pour cortège une multitude de désirs inutiles »[5] :

Le conflit psychique de l’âme, de celui qui est éduqué dans l’oligarchie, se produit non seulement sous l’effet d’un manque de connaissance, mais également sous l’effet d’un véritable système de valeurs propres à la cité, concernant la débauche et l’immodération.

Le conflit psychique obéit donc ici à une structure profondément normative, comme le relève d’ailleurs Olivier Renault dans son article « Les conflits de l’âme dans la République de Platon »[6] :

Il est intéressant de relever l’analyse de Renault dans la mesure où il précise que le conflit psychique de l’homme démocratique est en réalité produit par un glissement de sa conduite à un ensemble de règles normatives, propres à la gérescence de la cité et par conséquent à une logique d’imitation de ces règles.

Pourquoi ? parce que ce régime de valeurs donne raison à ce mode de vie fondé sur la décadence et sur la recherche de plaisir et désir non-nécessaires : « N’est-ce pas en gros de cette manière, continuai-je, qu’un jeune homme se transforme pour passer d’un régime où il a été élevé dans les désirs nécessaires à un régime où il peut donner libre cours aux plaisirs non nécessaires et inutiles ? »[7].  

Dans ces conditions nous pouvons comprendre que leur vie est sans cesse réglée par une exigence appétitive et cette même exigence appétitive, parce qu’elle constitue une fin en soi, parce qu’elle est ce qui pousse l’homme démocratique à vivre, ne produit jamais un état de pleine satisfaction, un état qui autrement dit s’apparente au bonheur, pourquoi ? parce que cet appétit n’est seulement passager, il ne contribue qu’à accumuler les désirs plutôt que les annuler.

Ainsi ce que condamne Platon ce n’est pas tant le désir en lui-même lequel d’ailleurs s’il est porté vers la philosophie est un désir bon, mais plutôt la perception que l’homme a de ses désirs : est-ce qu’il les considère comme des buts à atteindre ou est-ce qu’à l’inverse il pense que ce sont des moyens en vue d’une finalité beaucoup plus grande ? à savoir le bonheur.

Cette perception des désirs comme des fins en soi n’entrainent pas seulement une vie intempérante laquelle ne saurait jamais comblée, mais également la servilité même de l’individu qui court après cette intempérance : l’individu en question n’est pas un individu autonome puisqu’il vit constamment sous l’œil d’un désir qui le gouverne, une sensation de manque et d’envie qui lui octroie toute possibilité de choix ou toute intervention de la raison.

C’est d’ailleurs ce qu’essaye de nous montrer le Gorgias[8]à travers la métaphore du tonneau : d’un côté nous trouvons un homme sage qui possède plein de tonneau rempli de produit comme le vin, le miel ou la liqueur.

Ce même homme n’est pas contrarié et inquiet à l’idée de devoir remplir ses tonneaux dans la mesure où ils sont déjà pleins.

L’homme autrement dit, jouit dans ces conditions ce qui lui suffit, de ce qui lui faut. A l’inverse nous trouvons un homme qui dispose également de tonneau, mais ces tonneaux sont percés et constamment il doit s’efforcer de remplir ces tonneaux percés.

L’homme démocratique dans cette perspective est donc un tonneau percé dans la mesure où il ne saurait se satisfaire pleinement de produit, de ressource qui satisfont son existence.

C’est par conséquent l’intervention de la raison qui conduit l’homme à vivre une vie libre parce que maîtrisée et parce qu’obéissant à une certaine lucidité à l’égard de ses désirs : l’homme rationnel devient homme tempérant.

Cet homme tempérant est celui qui, comme nous le verrons sait faire la différence entre un désir nécessaire et un désir non-nécessaire, celui qui sait se satisfaire ce qui entraine le maintien de sa condition humaine et celui qui sait se séparer de ce qui ne sert que d’accessoire pour celle-ci.

Nous voyons déjà un certain appel de Platon à travers cette description de l’homme démocratique : la solution face à ce dérèglement c’est l’éducation.

L’éducation fondamentalement philosophique puisque c’est elle qui va cultiver la vie tempérante, une vie qui comme il le dit lui-même décerne le premier prix à la raison.

C’est cette même raison qui joue le rôle de gouverneur et de régulateur dans la mesure où elle délimite chacun des désirs à un désir particulier, autrement dit ce qui est bon de désirer.

L’homme vit dans ces conditions comme un animal déraisonnable qui constamment cherche à satisfaire ses besoins par une intempérance toujours plus grande et invincible.

Dans ces conditions, l’homme oligarchique devient homme démocratique sous l’effet d’un élément extérieur qui a pour but de transformer l’homme en question, cet élément c’est son père ou sa famille, ne faisant que renforcer son caractère bestial et démocrate : un caractère contradictoire et antinomique avec toute sorte de constance, les désirs se mêlent et en produisent d’autre, l’incrédulité produit la bêtise et les injures proférées par le père suppriment toute forme de discipline et de mesure.

Nous voyons ici tout le poids de l’éducation : celle-ci lorsqu’elle est mauvaise, lorsqu’elle n’obéit pas aux codes que nous verrons, produit non seulement des répercussions sur l’individu issu de la famille en question, mais également des conséquences à l’échelle de la société toute entière.

L’ordre commun en général, dans la mesure où elle façonne des individus égoïstes, coupés de tout intérêt général, uniquement portés vers leur propre intérêt et leur propre désir.

La méthode pédagogique utilisée ici par le père qui consiste à blâmer produit un individu tiraillé entre plusieurs valeurs, plusieurs appétences.

Autrement dit, Platon essaye de nous montrer que le principe d’unité et d’organisation disparaît aussi bien dans la cité démocratique qu’à l’intérieur de l’homme par son éducation relativement infantilisante.

A la manière des compagnons d’Ulysse qui, ramolli par le mode de vie des Lotophages, les hommes sont tiraillés par des désirs internes et oublient par conséquent leur patrie comme l’importance de tout savoir véritable, lequel s’étend au savoir philosophique.

C’est cette vie marquée par l’abondance des désirs et la recherche insatiable des plaisirs qui crée une instabilité quotidienne, comme le dit Platon : « aujourd’hui il s’enivre au son des flûtes, demain il se contente de boire de l’eau et se laisse maigrir : un jour il s’entraîne au gymnase demain il est indifférent de tout »[9].

Au fond, nous voyons ici une certaine description de l’homme chez Schopenhauer : Dans Le Monde comme volonté et comme représentation Schopenhauer nous dit que l’homme est caractérisé par la volonté, qui est selon lui une force intérieure agissante, une tension à partir de laquelle nous sommes poussés à désirer ou à rechercher ce qui caractérise un manque.

La volonté est donc dans cette perspective appétit, un besoin de satisfaire ce qui nous manque, c’est ce qui fera dire à Schopenhauer que la volonté est toujours volonté de quelque chose.

Or, le problème nous dit Schopenhauer c’est ce que cette volonté est en même temps caractérisée par le désir, sauf que dans le développement de Schopenhauer « le désir, de sa nature, est souffrance ».

Le désir est principalement souffrance parce qu’il reflète un manque constant dans la mesure où dès que nous comblons un désir, une multitude de désirs concurrents apparaissent et viennent contrarier ce qu’on a déjà.

Nous pouvons dans cette perspective comparer la situation de l’homme comme volonté, avec la situation de l’homme démocratique dans la mesure où ce qui caractérise chacun d’eux c’est une certaine appétence au désir indépendante d’une connaissance de ce qui réellement nous comble et nous fait du bien.

Schopenhauer nous dit à ce propos la chose suivante : « Cela parce que, dans l’ensemble comme dans le détail, on voit devant soi tous les objets que l’homme peut souhaiter et atteindre, mais on ne voit pas entre tous ceux qui nous conviennent, et sont à notre portée, ou seulement à notre goût »61.

Schopenhauer prend à ce titre l’image d’un enfant à la fête foraine en nous disant qu’il essaye d’attraper chaque peluche qu’il voit en haut de lui, l’existence de l’homme est similaire dans la mesure où le monde selon lui est ramené à sa volonté, le monde qu’il perçoit se réduit à un ensemble de désir à poursuivre et à un ensemble de satisfaction à combler.

Le dérèglement de l’homme démocratique et de l’homme comme pure volonté chez Schopenhauer se caractérise donc dans cette perspective comme le résultat d’une représentation biaisée du monde et des choses. 

Bref comme dit Schopenhauer « nous considérons les choses par rapport à notre goût et non par rapport à notre portée »[10].

Ainsi, c’est parce que les choses que l’homme cherche ne correspondent pas à son vrai caractère, sa vraie identité, qu’ils sont incapables de le satisfaire pleinement et de combler son manque, ou son désir d’épanouissement, sinon pour un bref moment.

Schopenhauer accorde comme Platon d’ailleurs une grande place au dérobement de l’homme face au sensible, ce moment qu’il caractérise comme un plaisir esthétique, le seul capable d’élever l’homme vers la contemplation pure :

« Nous avons trouvé dans la contemplation esthétique deux éléments inséparables : la connaissance de l’objet considéré non comme chose particulière, mais comme idée platonicienne, c’est-à-dire comme forme permanente de toute une espèce de choses ; puis la conscience, celui qui connaît, non point à titre d’individu, mais à titre de sujet connaissant pur, exempt de volonté »[11] :

D’ailleurs ce qu’il est intéressant de relever ici, c’est la manière dont Schopenhauer et Platon insistent sur l’élévation vers les choses en soi comme outil de dépassement de cette existence déséquilibrée, les choses qui ne sont plus pensées en vertu d’un désir personnel et égoïste, mais comme des choses intelligibles.

Se libérer de ses passions ainsi que d’une existence marquée par une représentation illusoire des choses ne peut se faire chez Platon comme chez Schopenhauer sans l’intervention d’un dérobement de l’homme face au monde sensible.

Ce n’est que dans cette perspective, que l’homme parvient à s’élever et à saisir les choses dans leur immuabilité. Nous développerons ce point dans une prochaine partie en montrant de quelle manière la contemplation ne va de pair qu’avec une certaine entreprise pédagogique préalable. 

Ainsi nous dit Platon, dans cette perspective, l’homme démocratique est un « homme égalitaire »[12] : il croit profondément à l’égalité, il applique ce schéma à l’échelle des désirs en pensant que l’ensemble des désirs, du nécessaire au moins nécessaire, sont équivalents.

Il place autrement dit l’égalité au rang de valeur suprême de l’existence. Cet homme pour qui « sa vie ne répond à aucun principe d’ordonnancement, à aucune nécessité : au contraire, l’existence qu’il mène lui semble mériter le qualificatif d’agréable, libre, bienheureuse, et il vit de cette manière en toute circonstance : »[13] :

Il ne voit ainsi pas dans cette mesure la supériorité de la raison. Ici, nous pouvons opérer une analogie à l’échelle de la cité : la démocratie croit en effet à l’égalité des citoyens et leur capacité analogue à l’égard de toute responsabilité politique.

De la même façon que le démocrate oublie la supériorité de la raison sur les désirs, la démocratie oublie également la supériorité des gardiens philosophes dans la prise de décision. 

Mais si l’éducation démocratique transmet chez l’homme une certaine existence contradictoire, une bataille interne contre lui-même, l’éducation démocratique et oligarchique ne produit-elle pas en outre un véritable bouleversement du régime ? Une véritable tyrannie ?

Dans le but de continuer les relations de découlement logique entre les constitutions, Platon explique également que c’est « l’appétit insatiable de richesse et, découlant de cette quête de la richesse, la négligence de tout le reste, qui ont conduit à la ruine de cette constitution »[14]:

En effet, si la liberté excessive des individus produit une disharmonie de la cité à travers une multitude de modes de vies, nous pouvons également préciser que cette liberté est à l’origine du basculement de la démocratie en tyrannie au moment où les individus ne se maîtrisent plus. 

Montrons ainsi de quelle manière la démocratie, par son basculement en tyrannie, contribue à une réelle crise de l’autorité et par conséquent à un refus catégorique, de la part des citoyens, de se soumettre à un ensemble de règles éducatives. 

[1] PLATON, La République, IV, 437b7-c10.

[2] La République, VIII, 559d, p.427. 

[3] PLATON, La République, VIII, 560a, p.428. 

[4] PLATON, La République, VIII, p.428, 560b. 

[5] PLATON, La République, VIII, 560d, p.429. 

[6] RENAUT Olivier, « Les conflits de l’âme dans la République de Platon », Études platoniciennes, no 4, Société d’Études platoniciennes, 1eroctobre 2007, p. 183-203.

[7] PLATON, La République, VIII, 561a, p.429. 

[8] PLATON, Le Gorgias, 493d-494a. 

[9] Op.cit., p.430. 

[10] SCHOPENHAUER Arthur, Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, Félix Alcan (éd.), Ancienne librairie Germer Baillière et Cie,1888. 

[11] Ibid., p.202, § 38.

[12] PLATON, La République, VIII, p.430, 561e. 

[13] PLATON, La République, VIII, 561d, p.430. 

[14] PLATON, La République, VIII, 562b, p.431.

 

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Le basculement de la démocratie en tyrannie : le soulèvement populaire et la crise de l’autorité

Dans cette dernière sous-partie, nous allons montrer de quelle manière la liberté excessive des hommes démocratiques produit également un certain bouleversement du rapport qu’ils entretiennent avec toute autorité et donc toute éducation possible.

En effet, nous avons mis en lumière la description de l’homme démocratique à travers le principe de liberté. Mais lequel, lorsqu’il est utilisé démesurément, produit un réel climat de tyrannie au contact duquel, l’ensemble des relations supposées hiérarchiques (un père et un enfant, un éducateur et son élève) sont défiées par les hommes eux-mêmes.

Croisant la description de l’homme démocratique comme homme égalitaire, plus aucun homme ne se considère subordonné à un autre : les hommes sont égaux entre eux, de la même manière qu’un désir est égal à un autre. 

Ce qui disparaît donc totalement sous l’influence de ce sentiment de liberté excessive c’est l’idée de l’obligation : plus personne ne croit pouvoir se soumettre ou obéir et donc plus personne n’établit entre les individus une différenciation hiérarchique.

Non seulement la liberté excessive est responsable d’un déséquilibre intérieur et d’une soif permanente de désir, donc un problème d’ordre psychologique, mais elle est également responsable d’un problème d’ordre politique marqué par la fracture entre les gouvernants et les gouvernés.

Voyons ainsi de quelle manière cette crise de l’autorité que suppose l’avènement de la démocratie et de l’homme démocratique contribue au basculement de la démocratie en tyrannie. 

Chacune des deux constitutions naissent d’une certaine revendication populaire, la première comme nous l’avons vu d’un désir de bouleverser les rapports sociaux actuels, l’autre d’une révolte face à la contrainte et l’obéissance.

Seulement l’ambition proférée par la tyrannie est opposée à ses conséquences réelles : « une action démocratique démesurée a tendance à produire une transformation contraire » [1] :

Cette citation s’ancre dans une argumentation concernant le caractère des hommes démocratiques marqués par ce que Platon nomme la « permissivité » du grec exousia, qui a donné le pouvoir de chacun de choisir selon un esprit libertaire et indépendamment d’un ordre extérieur.

Nous pouvons véritablement parler ici d’un bouleversement soudain plus qu’une certaine transformation volontaire, dans la mesure où l’homme démocratique n’est pas doué d’un pouvoir d’anticipation, tout ce qu’il fait il le fait selon l’influence de ses désirs incontrôlés et déraisonnés.

Mais surtout, le reflet de ces actes libertaires sont également le reflet pour Platon des actes du père lui-même, lequel n’ayant été ni éduqué ni éducateur :

« Suppose maintenant, qu’il lui arrive les mêmes choses qu’à son père, qu’il soit entraîné à un total dérèglement (…) quand ces magiciens redoutables et ces fabricants de tyrans n’ont plus d’autre espoir de dominer le jeune homme, ils déploient toutes leur habiletés pour faire naître en lui un amour particulier, qui prend la tête de ces désirs paresseux »[2]:

Cet amour dominateur s’établit comme un véritable désir hégémonique et produit un véritable rapport irrationnel et dangereux à l’égard de ses propres passions.

Le rapport égalitaire que semblait croire l’homme démocratique semble ici se renverser en raison d’une domination de plus en plus grande du désir tyrannique, lequel prend le pas sur tous les autres et insuffle aux autres désirs la même irrationnalité. 

Ce désir irrationnel dominant produit donc un régime à l’intérieur duquel nous dit Platon « les élèves, eux, ont peu de respect pour les maîtres, et pas davantage pour leurs pédagogues »[3] :

Ce qui transforme le comportement des hommes démocratiques en homme tyrannique c’est donc un refus du commandement qui se substitue à un ordre athénien plus traditionnel et plus respectueux du commandement.

Cet ordre est notamment décrit dans l’article de Jeannine Boëldieu-Trevet dans lequel elle relate les explications de Thucydide concernant le rôle du commandement dans le monde grec.

Thucydide décrit notamment l’organisation d’un navire et des relations entre les Gylippes et les Syracusiens qui émergeaient, lors de bataille navale, selon une entente réciproque et un respect du commandement en partage.

L’organisation et le déploiement d’une stratégie se faisait dans ces conditions toujours « de pair (meta). » [4].

C’est à partir de ce moment que nous voyons de quelle manière, l’émergence d’un désir démesuré et indépendant de toute rationalité, produit une réelle conséquence politique à l’échelle de la cité, qui se cristallise par l’inversement des rapports hiérarchiques, à tel point que :

« ceux qui respectent l’autorité des gouvernants, on les invective en les traitant d’hommes serviles et de vauriens »71 :

Il est donc intéressant de montrer, en regard des analyses historiques de Boëldieu-Trevet , que la démocratie qui s’illustre par son exousia, l’esprit égalitaire défiant toute autorité, s’oppose non seulement à un cadre pédagogique institutionnalisé, mais également à un cadre militaire qui s’exprime quant à lui par le terme hégémonia, notamment en Grèce entre 480 et 338. 

Mais ce qu’il est également judicieux de préciser et c’est d’ailleurs ce vers quoi nous oriente Platon lorsqu’il dit : « Car, de fait une action démesurée dans un sens a tendance à provoquer une transformation en sens contraire, que ce soit dans les saisons, dans la végétation ou dans les organismes, et cela ne vaut pas moins pour les constitutions politiques »[5] c’est que le bouleversement de la situation athénienne qui place le commandement comme un signe d’entente et de respect mutuel en situation permissive peut être, sous la démocratie, interprété selon une interprétation cosmique.

Le schéma des contraires est applicable à l’échelle des saisons, de l’organisme, des végétaux, comme si chacun des objets du monde obéissait à des lois, à un système logique selon lequel nous passons d’une chose à son contraire.

Nous pouvons également rapprocher cette idée avec la vision du monde sensible, comme un monde en perpétuel devenir. Un monde de type héraclitéen.

L’interprétation cosmique se double également d’une interprétation médicale : l’influence de la constitution démocratique sur les hommes est comparée à l’influence du phlegme et de la bile sur le corps : dans le Timée[6], le phlegme et la bile sont présentés comme l’origine de toute maladie et de tous les troubles inflammatoires.

Que sont ces troubles inflammatoires ?

Tout d’abord une certaine crise de l’éducation et de la relation de confiance établie entre un maître et un élève : parce que les enfants démocratiques jouissent d’une liberté excessive, ils se retournent contre leur maître.

La démocratie est donc d’abord responsable d’un certain comportement irrespectueux des jeunes athéniens envers leur éducateur.

Mais le manque d’éducation des jeunes enfants ne se manifestent pas seulement dans un cadre institutionnel, mais également dans la vie de tous les jours, selon Platon :

« Par exemple, le respect silencieux qu’il convient que les jeunes manifestent devant ceux qui sont plus âgés ; la manière de s’asseoir et de se lever, et les soins à l’égard des parents ; la manière de se coiffer, de s’habiller, de se chausser, tout ce qui touche l’apparence corporelle et tous les détails de ce genre ».[7] :

Dans cette perspective Platon fustige l’éducation classique athénienne dans les écoles et implicitement sans le citer, pointe du doigt Eschine, orateur et homme politique du IVe siècle, qui selon lui considéraient les lois scolaires athéniennes comme strictes.

Selon lui, dans Contre Timarque[8] les règles étaient organisées, chaque enfant est soumis à un règlement donné et obéit à sa responsabilité d’élève.

Nous pouvons d’ailleurs réinvestir ici l’analyse historique de l’école à Athènes de B. Legras qui fait état d’une certaine réglementation et régulation des comportements des jeunes enfants au contact de l’enseignement sophistique, réputé à l’époque comme une éducation « humaniste »[9].

Dans cette perspective, Platon pointe ainsi le laxisme et l’indulgence de l’ensemble des structures traditionnelles d’enseignement à Athènes mais aussi leur incapacité à faire apprendre l’idée d’un respect de l’autorité. 

Mais pour aller plus loin dans le conflit,  si la démocratie produit la tyrannie, c’est également à cause d’un conflit des classes et d’un conflit entre gouvernant et gouverné : « Quand une cité gouvernée démocratiquement et assoiffée de liberté tombe par hasard sous la coupe de mauvais échansons  (…) alors ceux qui sont au pouvoir, s’ils ne sont pas entièrement complaisants et ne lui accordent pas une pleine liberté, elle les met en accusation pour les châtier comme des criminels et des oligarques »77

Le gouvernant, parce qu’il est face à une société aussi irritable que réactionnaire, doit se plier aux exigences de celle-ci afin d’éviter une forme de révolution.

D’autre part, cet esprit irritable se manifeste lorsque les riches se voient dépouiller une partie de leur richesse, celle-ci étant redistribuée et de surcroît, ils sont accusés par les dirigeants euxmêmes d’être de diffamation.

Ce qui produit, la formation d’une classe particulière (les riches) qui deviennent, pour se défendre, de véritables oligarques : « ils deviennent aussitôt d’authentiques oligarques, et cela non pas de leur propre chef, mais parce que ce mal est encore le fait du faux bourdon qui les pique de son aiguillon »78 :  

Nous voyons donc à quel point le système démocratique et le principe d’égalité et de liberté se transforment en leur contraire, en instaurant un climat social clanique ainsi qu’une réaction populaire face aux élites actuels.

Ce renversement, n’est que le fait, d’un désir surpuissant de liberté, propre aux hommes démocratiques, qui ne peuvent le dompter et par conséquent s’en défaire. 

Tel est donc le processus à cause duquel la démocratie devient tyrannie, processus que nous pouvons appeler sous l’inspiration d’Aristote un processus de déviation.

En effet celui-ci fait état du même constat dans Politique qui nous dit la chose suivante : « « Quand cet individu, ce petit ou ce grand nombre gouvernent en vue de l’avantage commun, ces Constitutions sont droites, mais quand c’est en vue de l’avantage propre de cet individu, de ce petit ou de ce grand nombre, ce sont des déviations »[10] :

Autrement dit, c’est à partir du moment où, l’avantage commun n’est plus ce qui motive les gouvernants, que les constitutions politiques dérivent en ne satisfaisant que les avantages d’une partie de la société.

C’est d’ailleurs le cas de la constitution démocratique chez Aristote, qui vise « l’avantage des gens modestes »80.

Nous voyons ainsi très bien de quelle manière la constitution démocratique telle qu’elle est décrite par Platon, est aux antipodes de la cité idéale décrite par Platon, laquelle repose sur un principe d’unité, l’unité du savoir, la répartition stricte des fonctions de chacun et non pas des modes de vie aléatoires.

Mais surtout, et c’est là tout le fond de notre propos, c’est l’absence de raison et d’intelligence qui caractérise la différence primordiale entre les deux cités.

Cette absence de raison, nous avons pu le voir, est le résultat d’une éducation déviante qui a produit la méconnaissance de ce que l’homme doit désirer.

La démocratie n’a fait que renforcer ce comportement, en raison d’une liberté bien trop excessive, accordée à tous les individus. 

Nous avons vu dans cette première partie, au travers du cadre polémique de ces dialogues, de quelle manière Platon entendait critiquer le contexte athénien aussi bien politique que pédagogique.

Toute l’ambition de celui-ci est de se mettre en marge d’une période caractérisée comme nous avons pu le voir par les maux du genre humain mais aussi par l’incapacité des gouvernants politiques à éduquer et à s’éduquer eux-mêmes.

Ainsi, de quelle manière dépasser ce cadre fondé sur l’ignorance et sur le déséquilibre politique ?

Si nous avons développé jusqu’alors le caractère polémique des deux dialogues, il faudrait maintenant développer leur ambition réformatrice : d’une part dans la volonté pour La République de bouleverser le régime actuel en insufflant un nouveau type de gouvernement et donc une nouvelle manière d’éduquer les citoyens.

La République entend, sous la forme d’un programme réellement concret, de l’enfance à l’âge adulte, mettre en pratique les axes éducatifs des futurs gouvernants.

D’autre part l’Alcibiade, lui qui prend la mesure de réformer la posture que doit incarner l’homme politique vis-à-vis de la cité et de lui-même comme nous le verrons.

L’homme politique contrairement au comportement décrit d’Alcibiade, est celui qui développe préalablement un certain rapport à soi, à l’égard de sa propre ignorance mais aussi face à ses compétences en matière de gouvernance de la cité.

L’Alcibiade expose des principes, la République entend réaliser ces mêmes principes sous la forme d’un programme, une réelle charte de l’éducation pour ceux qui doivent réellement gouverner.

Ainsi, de quelle manière la dimension critique et polémique des deux dialogues prépare le terrain de la philosophie, comme modèle de réponse à ce contexte corrompu ?

C’est ainsi que dans une seconde partie, nous allons mettre en lumière les caractéristiques du philosophe, lequel serait à première vue, apte à gouverner selon la description de son naturel et de ses qualités vertueuses. 

[1] Op.cit., p.434. 

[2] PLATON, La République, VIII, p.448, 572e.

[3] PLATON, La République, VIII, p.433, 563a. 

[4] BOËLDIEU-TREVET Jeannine, « Les commandements alliés dans le monde grec de la deuxième guerre médique à la bataille de Chéronée », Dialogues d’histoire ancienne, vol. 16, 13 juin 2016, p. 67-95.  71 PLATON La République, VIII, p.432, 562d.

[5] PLATON, La République, VIII, p.434, 564a. 

[6] Platon, Timée, 85d. 

[7] Op.cit., IV, p.223. 

[8] ESCHINE Contre Timarque I, 9, Paris, Victor MARTIN (èd.) et Guy BUDE (èd), Les Belles Lettres, 1927.

[9] LEGRAS Bernard, Éducation et culture dans le monde grec : VIIIe siècle av. J-C.-IVe siècle ap. J.-C., Paris, France, Armand Colin, 2010. 77PLATON, La République, VIII, p.432, 562d. 78 PLATON La République, VIII, p.437,565c.

[10] ARISTOTE, Les Politiques, III, 1279a80 Ibid., Livre III, 7, 1279a, 25. 

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Bastien FAUVEL

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