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Alcibiade: critique du contexte politique et intellectuel

Cet article fait référence au grand A de la première partie du mémoire de Master de Bastien FAUVEL réalisé durant son Master II Recherche en philosophie à l’Université de Strasbourg (2021/2022)

Titre du mémoire : L’éducation ds philosophes-rois dans la philosophie platonicienne : dans l’Alcibiade et dans La République

Titre Partie 1 : Le caractère polémique des deux dialogues : Une critique du contexte politique et intellectuel

L’Alcibiade : la critique des hommes politiques actuels à travers la figure d’Alcibiade : entre ignorance et incompétence politique

Dans cette première sous partie nous allons mettre en exergue le caractère polémique du dialogue d’Alcibiade pour montrer dans quelle mesure Platon tente, à travers l’écrit de ses dialogues, de placer tout son projet pédagogique en marge de la société athénienne afin de la dépasser.

L’exposition du programme pédagogique platonicien a non seulement une portée philosophique, en forgeant toute une nouvelle manière de penser et de vivre dans le monde, mais également une portée critique importante dans la mesure où le modèle éducatif et les méthodes utilisées afin de réaliser celui-ci au Vème siècle sont pour Platon insuffisante pour la recherche de l’excellence humaine.

Elles sont non seulement insuffisantes pour l’homme mais aussi responsables de son infantilisation et sa corruption. En effet, ce qui est principalement ciblé dans l’Alcibiade c’est le manque de formation des hommes politiques actuels, mais également leur indifférence à l’égard de tout ce qui concerne les affaires humaines.

Comment ce manque de formation est-il exposé dans le dialogue ? à travers l’ignorance même d’Alcibiade concernant la définition d’une part de la politique et d’autre part de l’homme lui-même.

Alcibiade montre d’ailleurs à ce propos plus d’ambition pour le pouvoir politique lui-même que pour la l’ascension vers la connaissance que suppose celui-ci.

Le personnage d’Alcibiade cristallise d’autant plus l’homme politique actuel du Vème siècle dans la mesure où ce personnage est associé directement à la guerre du Péloponnèse, lui-même étant non seulement acteur de cette guerre, mais également responsable par la suite de nombreux scandales et nombreux échecs politiques qui ont conduit à la décrépitude de la cité.

Si les hommes politiques et leur incompétence sont visés dans ce dialogue, c’est principalement pour relever un manque de compréhension plus large concernant la politique considérée dans le cadre de la philosophie platonicienne comme une science : celle-ci étant nécessairement accompagnée d’un savoir, d’une connaissance de la cité et d’une connaissance du type de finalité qui permet de faire naître au sein de la société, une harmonie générale.

Si le dialogue est antérieur à celui de la République, chacun d’eux et c’est d’ailleurs le commentaire de Jean François-Pradeau, se complètent aussi bien qu’ils s’influencent dans ce même constat critique, à savoir l’incompatibilité qui existe dans l’esprit des gouvernants de la cité entre une dimension épistémologique et une conception de la politique.

Les dirigeants actuels, visés à travers le personnage d’Alcibiade, méconnaissent les principes et les exigences qui permettent de rendre la cité bonne et d’élever les citoyens.

Pourquoi ? nous pouvons comprendre cette méconnaissance par rapport à la définition qu’Alcibiade donne de la technique politique : une aptitude à bien conseiller les citoyens.

Socrate admet en effet la définition d’Alcibiade de la technique politique, mais il va néanmoins en critiquer l’usage qui en est fait.

A quelle fin doiton user de la technique politique ? Socrate répond la chose suivante : sans l’intervention d’un savoir adapté à une fin, la technique politique est vaine et sans contenu. Autrement dit sans connaissance de la cité, la technique politique ne peut être utilisée de manière bonne.

En effet le « bon conseil »[1] vient du grec euboulia qui a donné la bonne décision, c’est-à-dire celle qui au fond convient le mieux à un moment précis. Elle fait donc intervenir un certain savoir, une forme de prudence et une aptitude à bien réagir et décider.

Ce qu’il est important d’expliciter également, et ce deuxième versant critique sera également mesurable à l’aune du comportement d’Alcibiade, c’est l’ignorance des hommes politiques à l’égard de leur propre ignorance. Alcibiade, au début du dialogue, se montre comme un jeune homme arrogant grâce à son physique attirant et sa descendance royale, le même homme qui déclare « n’avoir besoin de personne »7 : cet individualisme revendiqué par Alcibiade lui-même témoigne d’une part d’une certaine prétention des hommes politiques à se hisser au-dessus du peuple, mais montre aussi d’autre part l’idée que chacun d’eux pensent être aptes à gouverner ce même peuple grâce à des critères uniquement naturels et donnés, donc sans éducation.

Son statut dans la cité et son physique attirant sont les seules caractéristiques qui selon lui le promettent à un succès certain en politique. Nous pouvons à ce titre supposer que cette arrogance permanente d’Alcibiade à l’égard des autres individus et de Socrate lui-même aurait été inculquée par son tuteur, qui n’est personne d’autre que Périclès.

Socrate se heurte ainsi à un double objectif de taille : éduquer Alcibiade ou en tout cas lui transmettre les bases de l’éducation, mais surtout lui donner goût à celle-ci et lui faire reconnaître l’idée que cette même éducation est nécessaire pour entrer en politique.

Voyons dès lors comment cette éducation nécessite ainsi dans un premier temps la destruction des préjugés d’Alcibiade et principalement cette idée fondée sur la légitimité politique naturelle.

Au fond, l’idée d’une aristocratie royale qui prétend fonder la compétence des hommes politiques uniquement à partir d’une exigence héréditaire, financière et sociale. 

[1] PLATON, Alcibiade, Paris, Jean-François PRADEAU (éd.), GF Flammarion, 1998, p.153.  7 Ibid., p.87, 104a. 

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La critique de l’aristocratie dans la Fable Royale : la remise en cause de la légitimité politique naturelle

Face à l’arrogance d’Alcibiade, Socrate explique dans un premier temps qu’il est non seulement le seul à l’observer et donc à avoir une connaissance de lui, mais également le seul à pouvoir l’éduquer. Si Socrate souhaite éduquer Alcibiade, c’est parce qu’il est profondément amoureux de celui-ci et s’il ne lui a pas adressé la parole plus tôt, c’est parce que comme il le dit, une certaine divinité lui empêchait de le contacter en raison de son manque de maturité et par conséquent son incapacité à prendre du recul sur les conseils que lui donne Socrate.

Ce détail qui peut s’avérer n’être qu’un détail de pure contextualisation, pose en réalité les jalons d’une exigence pédagogique platonicienne essentielle : dialoguer avec autrui seulement si celui-ci est en mesure d’accepter et de prendre en compte la réception d’une certaine critique et d’un certain avis extérieur sur sa personnalité.

Si, comme nous l’avons dit, Alcibiade démontre une ferme arrogance a priori indémontable, il n’en demeure pas moins que celui-ci commence à être intrigué par Socrate et l’étrangeté de son caractère à son égard : « Tu me sembles maintenant, depuis que tu as commencé à parler, bien plus étrange que quand tu me suivais en silence. » [1].

Cette étrangeté du comportement de Socrate convainc Alcibiade d’être aidé par lui et par lui seul. Voyons ainsi dans cette première partie en quoi l’aide proposée par Socrate à Alcibiade commence d’abord par se manifester sous la forme d’une critique de tout un contexte politique et historique. Critique qui a dans cette perspective pour but de faire prendre conscience à Alcibiade de son incapacité à gouverner la cité. 

En réalité, Alcibiade ne pense pas la politique en lien avec une certaine connaissance. Il justifie seulement sa légitimité à exercer le rôle d’homme politique uniquement en regard de ses attributs physiques et de sa descendance familiale. Alcibiade dit à ce propos la chose suivante : « Car, pour moi, je sais bien que, par mes aptitudes naturelles, je leur serai bien supérieur »[2]:

A défaut de pouvoir faire valoir une compétence politique, Alcibiade met en avant une autorité naturelle (phusei) : Il reproduit autrement dit le schéma commun à l’idéologie aristocratique athénienne, en prônant l’autorité d’un droit naturel et d’une capacité à pouvoir exercer naturellement des fonctions politiques.

En faisant preuve d’orgueil, Alcibiade se dispense donc de toute forme d’éducation et tout type d’enseignement particulier lié à l’exercice politique. 

Ces caractéristiques, bien qu’elles soient flatteuses, ne relèvent en vérité rien au sujet de la prétendue compétence que suppose la politique et de l’homme politique lui-même.

Dans ces conditions, Socrate remarque chez Alcibiade qu’il est plus attaché à ce qu’il a plutôt qu’à ce qu’il est. L’homme politique ne vit que par des richesses, des honneurs, des gloires et ces choses-là participent seulement à son être, c’est ce qui est à nous, mais pas ce qui est nous, ce qui nous définit réellement.

Si Alcibiade est incapable de définir le savoir approprié à l’exercice d’une charge politique, si celui-ci est de plus incapable de se définir lui-même autrement que par des éléments superficiels, nous pouvons également voir que celui-ci méconnaît complètement la définition de la justice.

C’est-à-dire ce qui, comme il sera précisé dans la République par Platon, harmonise, organise et crée une cité orientée vers les bonnes fins. La justice qui permet aussi de fonder un équilibre intérieur, une santé physique à partir de laquelle nous désirons les choses que nous devons désirer.

L’Alcibiade est un dialogue qui met en scène la figure d’Alcibiade, jeune homme ambitieux qui souhaite s’engager en politique. Socrate l’interroge donc sur les compétences que demande de requérir l’exercice politique.

La structure du dialogue comme l’ensemble des dialogues platoniciennes participe à une exigence aporétique : Alcibiade est incapable de donner une réponse claire sur les domaines de compétences que doit maîtriser l’homme politique.

Le personnage est donc dans cette perspective incapable de remplir les critères d’un homme politique compétent, mais seulement ambitieux et particulièrement bien né.

En effet, le choix du personnage d’Alcibiade dans ce dialogue n’est pas anodin : Alcibiade, personnage emblématique d’Athènes loué aussi bien pour son charisme que pour son ambition affichée, est issu d’une des plus riches familles d’Athènes nommée les Alcméonides.

Il s’agit d’une des familles les plus puissantes d’Athènes ayant pour représentant le législateur Clisthène par exemple et Périclès. A travers le nom d’Alcibiade et en regard de sa liaison privilégiée avec Périclès qui jouait le rôle du père de substitution après la mort de Clinias en 447, nous pouvons dire que la principale critique dans ce dialogue porte d’une part sur les compétences douteuses et insuffisantes du gouvernement actuel, mais surtout sur la manière dont la sélection des hommes politiques est mise en place : une sélection qui repose sur des critères de naissance, un pouvoir génétique.

L’absence de prise de recul chez Alcibiade face à la cité, l’absence de connaissance propre aux principes qui régissent une société bonne, démontrent dès lors l’incompatibilité entre l’exercice politique des gouvernants actuels et la thèse principale de l’œuvre selon laquelle l’habileté à gouverner dépend d’une connaissance de l’objet sur lequel on gouverne : à savoir les hommes.

C’est au contact de la fable royale (121b-124b) que Platon rend d’abord compte de l’insuffisance des critères tels que la richesse ou l’hérédité dans l’exercice d’une bonne politique et ensuite, de la nécessité d’une éducation préalable comme condition d’amélioration de soi.

Développons donc d’abord dans un premier temps, le rôle de la fable royale dans ce dialogue, celui d’exposer la critique de Platon à l’égard des hommes politiques descendants d’une famille royale. 

La fable, selon Jean-François Pradeau s’avère être caractéristique d’un humour provocateur sur les familles royales actuelles et particulièrement sur la famille des Alcméonides en reprenant tous les préjugés et les mœurs de celle-ci.

Socrate met par exemple en scène l’une des anecdotes les plus rapportées dans le monde athénien, à savoir l’épisode de l’exil lacédémonien d’Alcibiade : « Ne t’es-tu pas aperçu de ce qu’est la grandeur des rois lacédémoniens, dont les femmes sont mises officiellement sous la surveillance des éphores, pour empêcher autant qu’on le peut qu’un roi naisse en cachette d’un autre sang que celui des Héraclides ? »[3] : Celui-ci a été surpris dans la chambre de Timaia, la femme du roi sparte Agis.

C’est selon l’anecdote, un tremblement de terre qui a précipité Alcibiade hors du lit de son amante.

A travers cette histoire Socrate essaye donc de discréditer d’une part Alcibiade en relevant son infidélité et en le décrivant d’autre part pour quelqu’un qui rompt avec un des principes les plus chers et les plus importants de l’aristocratie, à tel point comme le dit Socrate que « lorsque naît l’enfant ainé, l’héritier, tous les sujets du royaume célèbrent des fêtes ; et les années suivantes, ce même jour, l’Asie célèbre par des sacrifices et des fêtes l’anniversaire du roi » [4] : ce rituel évoqué par Socrate est là pour mettre l’accent sur une fascination chez les familles royales pour une forme de reproduction sociale.

Cette fascination contraste totalement avec la coutume des Athéniens qui comme le souligne Socrate, dès qu’un enfant athénien naît : « c’est à peine si les voisins s’aperçoivent de quelque chose. ».12

Afin d’accentuer l’obsession de la famille royale d’Alcibiade pour une forme d’autorité naturelle, l’idée selon laquelle les caractéristiques données à la naissance déterminent l’homme politique que nous devenons, Socrate précise en outre, en le qualifiant d’« incapable », qu’Alcibiade a été éduqué par Zôpyre le Thrace : un homme caractérisé selon Cicéron de physiognomoniste qui « se faisait fort de reconnaître la nature de chaque individu à son type physique » et qui, par cette conception a cherché à déduire les vices de Socrate à cause de sa laideur (Tusculanes, IV, 37).

Cette anecdote, au demeurant insignifiante, montre à quel point la famille aristocratique d’Alcibiade avait un profond mépris pour l’éducation morale, dans la mesure où elle déterminait le caractère, la conduite, par rapport à des éléments ne supposant, ni mérite ni enseignement.

D’ailleurs, selon les commentaires de Jean-François Pradeau une absence de taille est révélée lors de l’énonciation des vertus citoyennes des Lacédémoniens : tout ce qui a trait à la pensée, au savoir, est absent.

Les vertus lacédémoniennes sont en effet des vertus guerrières, des qualités liées au courage, qui ont pour but de représenter toute l’excellence du caractère à travers la tempérance et la maîtrise de soi.

Seulement, le versant cognitif de la tempérance, c’est-à-dire une connaissance de soi, est totalement absent dans la mesure où l’acquisition de cette tempérance est uniquement motivée par une obéissance et grâce au goût des honneurs. 

Nous comprenons dès lors en quoi cet oubli est indicatif de l’opposition qui existe entre le projet platonicien et les critères pédagogiques à partir desquels Alcibiade a été élevé.

Après avoir fait état d’une certaine critique de l’oligarchie athénienne et la représentation qu’elle se fait d’un certain naturel homme politique, Socrate poursuit son examen en démontrant la supériorité des Perses sur les Lacédémoniens selon deux types de hiérarchies : une hiérarchie fondée sur les vertus : d’un côté nous trouvons les Perses qui disposent de toutes les espèces d’excellence, eux qui sont entraînés à maîtriser leur plaisir, courageux et intrépides face au danger, et de l’autre les Lacédémoniens qui n’obéissent qu’à une espèce de tempérance.

Une hiérarchie enfin fondée sur les richesses : « Mais si à nouveau tu voulais regarder les richesses, le luxe, les vêtements, les manteaux qui traînent, l’usage des parfums, les cortèges innombrables des serviteurs et toutes délicatesse des Perses, tu serais honteux de ta condition, si inférieure à la leur. »[5] : L’usage particulièrement répétitif dans cette fable du matériau historique, des éléments concrets de la situation des Perses et des Lacédémoniens à cette époque est un réel outil de dénonciation du cadre politique actuel.

Ce qu’il est intéressant de montrer et c’est ce que montre d’ailleurs Geneviève Lachance dans son travail intitulé « Elenchos standard : le cas négligé de l’Alcibiade »14 c’est le bouleversement de la méthode utilisée par Socrate dans l’évolution du dialogue.

Il opère dès le début un questionnement de type dialectique, mais celui-ci s’avère au regard des certitudes d’Alcibiade insuffisant et improductif.

Face à ce bouleversement, Alcibiade semble montrer une première forme d’accord avec Socrate, dans un même constat concernant les hommes politiques actuels : « Qu’on en décide ensemble, Socrate.

Mais je réfléchis à ce que tu m’as dit et je suis d’accord : nos hommes politiques, à part quelques-uns, me semblent dépourvus d’éducation. »[6] : Face à cette arrogance, Socrate change donc de méthode et opte pour un discours de type rhétorique à partir d’une longue diatribe qui place Alcibiade dans une posture passive le faisant réagir face à l’état réel de la cité.

Mais surtout, il entend rompre avec l’idée profondément ancrée chez Alcibiade, celle d’un privilège et une légitimité politique fondée dès la naissance. D’ailleurs, au début du dialogue Socrate précise une chose : « Mais veille à ce que nous ne soyons ni inférieurs ni selon la majesté de la race ni selon la formation »[7] : L’attribut royal, comme qualificatif de supériorité et comme un critère déterminant pour accéder aux charges politiques, semble donc ici soulever par Socrate dans le but d’être dépassé.

Il s’agit pour lui, de montrer que cet attribut n’est en rien révélateur pour déterminer les aptitudes politiques. Socrate pointe certes ce premier préjugé, mais aussi les conditions dans lesquelles les enfants, issues de ces familles sont élevés, c’est-à-dire la trophê, qu’il faut négliger d’appeler éducation mais plutôt la croissance de l’enfant sous la responsabilité de la nourrice.

Une croissance qu’il va aussi décrédibiliser en soulevant la supériorité de ses adversaires, les Perses. 

La fable royale entend donc s’opposer ici à toute forme de conception innée des acquis moraux et intellectuels en usant rhétoriquement d’histoire et des mœurs actuels des familles royales.

Au fond, si Platon comme nous le verrons entend fonder une cité gouvernée par un gouvernement aristocratique, il n’en demeure pas moins qu’il critique celle-ci dans ses modalités de sélection des hommes politiques, celles-ci étant séparé comme nous avons vu de toute forme de connaissance et d’éducation dans le domaine politique.

Si nous avons pu relever dans un premier temps une critique de type historique lié à des coutumes aristocratiques répandues chez les familles réputées d’Athènes, ne pouvons-nous pas en outre expliciter une critique socratique des prétendues connaissances d’Alcibiade ?

En effet le rôle de la critique dans ce dialogue et dans l’ensemble des dialogues platonicien nous pouvons dire, repose sur deux exigences fondamentales : d’une part elle vise à dépasser un contexte, des mœurs sociales, tout ce qui concerne la manière dont vivent les hommes, mais elle a également pour but de réfuter un ensemble de représentation subjective et d’opinion personnelle sur des sujets quelconques.

La critique dépasse donc aussi bien le champ subjectif lié aux opinions humaines, que le champ objectif lié aux normes auxquelles sont sujets les athéniens dans leur conduite et la manière dont ils vivent.

Cette deuxième manière d’apercevoir la critique dans l’Alcibiade pose les jalons de l’Elenchos socratique : nous arrivons ici au moment de la réfutation de ce qu’Alcibiade croit vrai. Voyons ainsi de quelle manière est exposée cet Elenchos. 

Dans cette perspective, nous allons rejoindre l’analyse de Lachance qui découpe dans son article « L’Alcibiade : entre réfutation et enseignement »[8] l’œuvre de l’Alcibiade en deux parties, l’une fondée méthodiquement sur la réfutation, l’autre plus positive basée sur la recherche philosophique et l’acquisition d’une connaissance.

Cependant, Lachance précise que la partie réfutative du dialogue se termine à partir de 127b, elle inclue donc à travers ce découpage la fable royale dans cette structure réfutative.

Or la fable royale se solde par l’énonciation d’une certaine instruction (124b), laquelle est le résultat de tout le processus réfutatif. L’ambition instructive de l’œuvre se manifeste selon moi lorsque Socrate dit la chose suivante : « Mais, très cher, laisse-toi convaincre par moi et l’inscription de Delphes Connais toi toi-même que ce sont eux tes rivaux et non pas ceux que tu crois. Et nous ne pouvons l’emporter sur eux par rien d’autre que par le soin et par la technique. »[9] :

Cette conclusion de la fable se solde donc moins sur un exercice de réfutation, que sur une exigence pédagogique plus optimiste : c’est à partir d’elle que commence l’apprentissage de la politique comme science d’une part, supposant toujours un savoir, mais aussi des critères qui permettent de devenir excellent, c’est-à-dire le soin et la maîtrise de soi.

D’ailleurs, Socrate ajoute à la fable royale la phrase suivante : « C’est ensemble que nous devons chercher de quelle manière nous pourrions devenir meilleurs »[10] : Ce moment caractérise, celui où se substitue à la structure réfutative du dialogue, la recherche philosophique de la vertu et de l’excellence de l’homme.

Nous comprenons ainsi, en regard de ce découpage, quel chemin emprunte la réfutation dans ce dialogue.

Nous pouvons dire que l’Elenchos socratique est essentiel dans le dialogue puisque ce n’est que par lui que s’engage chez le personnage d’Alcibiade une nouvelle manière de s’appréhender et de se connaître soi-même.

Ainsi, c’est au contact de l’examen des connaissances de celui-ci que nous allons exposer cette méthode socratique dans une deuxième partie. 

En effet, cet examen en question s’attaque au préjugé que nous venons d’exposer, celui d’une fonction politique naturelle, mais également à un autre préjugé caractérisé par la connaissance spontanée et naturelle de la vertu.

Autrement dit, l’illusion qu’Alcibiade se donne dans la croyance d’une fonction politique fondée naturellement, entretient par ailleurs l’illusion concernant des prétendues compétences en matière de justice et de connaissance de celle-ci.

Socrate précise ce préjugé lorsqu’il met en lumière le comportement d’Alcibiade enfant :

« C’est que quand tu étais enfant, je t’ai souvent entendu à l’école et ailleurs, et quand tu jouais aux osselets ou à quelque autre jeu. Or tu ne balançais pas sur le juste et l’injuste ; au contraire, tu disais très haut et hardiment de tel ou tel de tes petits camarades qu’il était méchant, injuste et qu’il avait tort […]. Alors tu croyais connaître, même dès ton enfance, le juste et l’injuste »[11] :

Pour interpréter ce passage, nous pouvons nous fier à l’analyse de Marie Agostini, qui dans son article « La question de la transmission de la vertu dans le Premier Alcibiade de Platon » précise que cette connaissance spontanée implique un saut presque logique entre l’enfance et la maturité, l’âge adulte. La connaissance de la vertu ne serait que le résultat d’un « bon sens populaire »[12]: grâce à la fréquentation d’un public, le devenir vertueux revête presque une exigence spontanée et involontaire, c’est-à-dire que nous devenons presque vertueux sans le savoir et sans avoir conscience de ce qu’est réellement la vertu, du simple fait de son évidence.

A tel point que même l’enfant sait ce qu’est la justice. Ce commentaire d’Agostini est intéressant car il présuppose deux critères liés à la connaissance de la vertu : d’une part un enseignement préalable, d’autre part la compétence de l’interlocuteur qui prétend enseigner la vertu que lui-même connaît.

Mais si la connaissance de la vertu est d’une spontanéité aussi naturelle que partagée par tous, quelle place donner à l’éducation ?

Dans cette seconde partie, nous allons ainsi montrer de quelle manière ce préjugé, fondé sur une connaissance innée de la vertu, dont Alcibiade semble porteur, entraîne une incapacité à donner une bonne définition de la justice et donc à prétendre gouverner la cité. 

[1] Op.cit., p.90, 106a. 

[2] PLATON, Alcibiade, p.137, 199c. 

[3] PLATON, Alcibiade, p.142, 121b. 

[4] Ibid., p.142, 121c.  12Ibid., p.142, 121d. 

[5] Ibid., p.143, 122c. 

[6] Ibid., p.137, 119b.

[7] PLATON, Alcibiade, p.142, 121b.

[8] LACHANCE Geneviève, « L’ »ALCIBIADE » : ENTRE RÉFUTATION ET ENSEIGNEMENT », Revue de Philosophie Ancienne, vol. 30, no 2, Éditions OUSIA, 2012, p. 111-132.

[9] Op.cit., p.145, 124b. 

[10] Op.cit., p.146, 124c. 

[11] PLATON, Alcibiade, p.105, 110b-c.  

[12] Marie AGOSTINI, « La question de la transmission de la vertu dans le Premier Alcibiade de Platon », Le Telemaque, vol. 55, no 1, 4 octobre 2019, p. 137-150.

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La critique de l’homme politique athénien à travers l’ignorance d’Alcibiade : examen sur la justice

Dans cette deuxième sous-partie nous allons expliciter la thèse selon laquelle le caractère polémique du dialogue se manifeste également au travers de l’examen des connaissances d’Alcibiade.

Socrate en vient à questionner Alcibiade sur la nature de ses connaissances en matière de politique. L’examen sur la définition de la justice entend révéler une profonde illégitimité des actuels gouvernants à diriger la cité dans la mesure où ils ne savent ni comment une cité peut devenir heureuse, ni ce dont chaque individu a besoin dans cette cité.

Cette ignorance vient d’une certaine vision, comme nous l’avons dit de la sélection politique : L’homme politique n’est pas celui qui, comme il a été évoqué dans la première sous partie est sélectionné selon des critères naturels, tels que le sang, l’héritage familial, le titre, pour lesquels il n’a d’ailleurs mobilisé aucun effort. 

Dans ces conditions, si Socrate choisit d’examiner Alcibiade sur la justice, c’est parce qu’il est ce principe par lequel l’ensemble de la cité est organisée, aussi bien intérieurement, dans l’orientation de chaque partie de l’âme vers une fonction propre, que socialement, chaque classe obéissant à une tâche particulière.

En outre, méconnaître la justice pour un homme prétendument politique, c’est méconnaître le principe qui, selon Platon dans la République, au sein de l’âme humaine fait du bien, ce qui procure à l’âme un état stable et en bonne santé.

Lorsque Glaucon hiérarchise l’espèce des biens dans la République[1], il relate que la foule place la justice dans une espèce de bien intéressé, un bien qui autrement dit est à chercher en vertu des récompenses qu’elle procure.

Platon répond en disant que, ce bien-là est à rechercher pour lui-même, non pas d’une manière intéressée, mais en relation à ce que ce bien nous procure et de quelle manière à partir de lui, un ensemble de choses bénéfiques découlent.

Dès lors, comment Alcibiade peut-il gouverner la cité et participer à l’effort de construction du bonheur commun, s’il est incapable de connaître ce qui, justement, fait du bien aux hommes ? 

Les autorités politiques légitimes dans ce cadre, parce qu’ils ont reçu un enseignement suffisamment rigoureux, peuvent accéder à une forme de connaissance suprême, la connaissance d’une tripartition de l’âme et de la cité.

Autrement dit un ordre de justice manifesté concrètement au sein du réel. Seulement, pour connaître cet ordre, pour accéder à cette représentation de la cité, il faut disposer comme nous l’avons déjà dit d’une science politique, à la manière du pilote qui dispose de l’art de naviguer.

Or Alcibiade est incapable, en regard des réponses fournies de se faire le détenteur de celle-ci, par manque d’éducation. Ainsi, comme il est dit par Socrate lui-même : « Tu n’es pas le seul à souffrir de ce mal, mais c’est le cas de la plupart de ceux qui gèrent les affaires de la cité » [2] : les gérants actuels, au travers du comportement d’Alcibiade lui-même prétendant à ce poste, sont incapables de faire preuve de modestie, incapable d’accepter leur connaissance biaisée des choses de la politique.

En outre, pour masquer cette ignorance, la justification de la violence au nom du maintien de la cité est un de leur principal argument. Leur politique est entièrement basée sur une forme de calcul, de ruse qui face à un contexte historique défavorable doit pouvoir user de méchanceté au travers d’acte politiquement nécessaire.

Nous trouvons ici l’idée que l’incompétence des hommes politiques est justifiée par leur refus d’intégrer dans leur manière de gouverner la philosophie, mais surtout l’exigence selon laquelle une connaissance certifiée est une connaissance qui s’enseigne et se transmet.

Or, aucun d’après Socrate n’est capable d’enseigner leur savoir parce qu’aucun semble en détenir un vrai.

Ce qui constitue de plus le caractère polémique du dialogue, c’est la posture provocatrice de Socrate qui ouvertement cible et nomme des chefs d’Athènes, notamment Midias l’éleveur de cailles, qui portent encore tous « leur coiffure d’esclave » [3].

La métaphore ici symbolise l’idée selon laquelle les gouvernants de la cité ont persévéré dans un état presque animal qui ne suppose aucun usage de la réflexion ni d’interrogation concernant les choses.

Les esclaves au temps d’Athènes, une fois leur libération gardait toujours des cheveux ras afin de ne jamais oublier la condition qui était la leur.

Socrate invite donc Alcibiade à se tourner vers ces chefs qui « tout grossiers qu’ils sont restés, parlant encore comme des Barbares »[4], exempts de toute connaissance, sont incapables de lui enseigner par conséquent le moindre savoir : « Voyons ainsi de quelle manière Socrate s’adresse indirectement à l’inhabileté des chefs au contact de la méconnaissance d’Alcibiade concernant le principe de la justice.  

Passons dès lors à l’examen de la justice dans l’Alcibiade afin de montrer dans quel sens l’ignorance d’Alcibiade concernant la définition de la justice cristallise en outre l’ignorance des hommes politiques actuels et leur incapacité à bien gouverner une cité.

Dans un premier temps, Platon entend d’abord interroger Alcibiade sur les sources de son savoir. Il entend démontrer l’idée selon laquelle Alcibiade ne saurait tenir une définition vraie de la justice dans la mesure où il tient celle-ci de maître qui eux-mêmes n’en ont pas la connaissance.

Alcibiade dit à ce propos la chose suivante : « Je pense, Socrate, que les athéniens et les autres Grecs délibèrent rarement sur ce qui est plus juste ou plus injuste ; ils pensent que ce sont là des évidences »[5] : Ce passage se situe dans le fil de l’argumentation concernant la définition de la justice et sa relation avec ce qui relève de l’utile et de l’avantageux.

Socrate interroge Alcibiade sur la conception que se fait Alcibiade de la justice, mais surtout de la fiabilité de celle-ci et de ceux qui lui ont enseigné cette définition.

Dans cette perspective, Alcibiade avoue que la définition de la justice pose de nombreuses contradictions à l’échelle des opinions communes, personne ne semble d’accord sur celle-ci : « Je pense aussi que c’est pour ces raisons qu’à Tanagra moururent certains des Athéniens, des Lacédémoniens et des Béotiens »27 :

Cette conception disparate de la justice justifie en outre leur incompétence dans une mauvaise gestion de la cité, une gestion d’ailleurs responsable de la mort de nombreux athéniens lors de la bataille de Tanagra par exemple. Mais plus profondément, cette précision de la part d’Alcibiade révèle en réalité l’idée que les hommes politiques actuels exercent leur politique seulement sur la base d’une croyance de ce qui permet le bon maintien de la cité.

S’ils ignorent ce qu’est le juste, s’ils ne se posent même pas la question de savoir ce que c’est principalement parce qu’ils considèrent la définition comme évidente, comment Alcibiade peut-il admettre la légitimité de son savoir ?

Cette problématique vise donc à remettre en cause le manque d’éducation des gouvernants actuels, principalement en raison de leur manque de savoir et en vertu de leur manque de remise en question concernant ce qu’ils croient tenir pour vrai.

« Comment donc est-il vraisemblable que tu connaisses ce qui est juste et injuste alors que tu t’égares de cette manière, que tu ne sembles ne l’avoir appris de personne et que tu ne l’as pas trouvé par toi-même ? »[6] :

Si Platon pose cette question c’est d’une part pour décrédibiliser l’ensemble des maîtres d’Alcibiade, mais pour préciser également que seule une connaissance fonde une compétence, autrement dit un technicien de la politique est celui qui possède la connaissance adéquate en rapport à l’objet même de la politique.

Dans cette perspective, Alcibiade semble du fait de son ignorance constamment s’égarer. Nous retrouvons d’ailleurs ici l’ambivalence du verbe plonômai, qui signifie à la fois errer et se tromper.

Léon Robin propose d’ailleurs la traduction « divaguer » en regard de la métaphore souvent utilisé par Platon lui-même du pilote et son navire, lequel doit être piloté selon un art du pilotage.

Dans ces conditions, ce qui est vrai pour les Athéniens et également pour Alcibiade, c’est ce qui est accepté par le plus grand nombre : une connaissance adéquate repose sur l’assentiment généralisé.

Dès lors, comment est-il possible qu’Alcibiade détienne celle-ci alors même que personne, selon Platon ne lui a enseigné ? 

Passons donc à l’examen des connaissances d’Alcibiade concernant la définition du juste.

Alcibiade justifie son ignorance sur le juste et l’injuste en substituant au terme de juste, celui de l’avantageux. En effet, selon Alcibiade en politique, seul un bon résultat compte, peu importe si les guerres sont justes pourvus qu’elles soient gagnées : « Je pense que les choses justes ne sont pas identiques aux choses avantageuses, mais il a été avantageux au grand nombre de commettre de grandes injustices et pour d’autres, je crois, qui ont œuvré dans le juste, cela n’a pas été avantageux »29 :

Selon cet argument, Alcibiade choisit comme exemple le cas des guerres en précisant qu’en période de guerre, le refus d’agir justement au profit de l’intérêt est plus judicieux qu’agir d’une façon belle au détriment d’un avantage positif pour le maintien de la cité : La politique dans ce cadre ne se porte pas vers la recherche du juste mais celle du profit, de l’avantage.

Nous retrouvons ici un discours similaire à celui de Thrasymaque dans la République qui expose l’idée selon laquelle, la justice, en tant que mesure, concoure au désavantage de celui qui la pratique tandis que l’injustice elle, produit avantage à celui qui la commet :

« Tu ignores que la vertu de justice et le juste sont en réalité un bien étranger, avantageux au plus fort et à celui qui commande, et un dommage propre pour celui qui obéit et qui sert, tandis qu’il en va en sens inverse pour l’injustice »[7] :

Alcibiade comme Thrasymaque pointent donc ici tous les deux l’idée d’après laquelle, la justice peut procurer le mal et serait par conséquent incapable de produire le bien à celui qui œuvre pour elle, tandis que l’injustice produit des bénéfices au plus fort.

L’injustice peut donc être avantageuse et la justice désavantageuse. 

La recherche de l’avantage s’avère à ce propos être une recherche inadéquate avec tout un contexte éthique et guerrier fondé sur la vision du soldat-hoplite : celui qui tient son rang face à la mort et face à tout instinct personnel de conservation.

Celui qui par conséquent justifie son acte courageux par la recherche d’une cause noble et belle.

Ce qu’il est important de souligner ici, c’est que les athéniens semblent adhérer au principe de justice. Ils agissent donc en connaissance de cause en méprisant consciemment la justice au nom de la guerre et de l’intérêt personnel de la cité.

Ce qui est complètement contradictoire avec la conception de la justice comme principe essentiel de cohésion civique. Justice et avantage sont donc déconnectés.

Mais d’autre part, Alcibiade va se prendre les pieds dans le tapis, ce qui va attester de son ignorance lorsqu’il s’agit de définir la relation qu’entretiennent les choses justes et les choses belles : Alcibiade accepte comme Platon que tout ce qui est juste est également beau, seulement il continue l’examen en précisant la chose suivante : « Pour ma part Socrate, je pense que certaines belles choses sont mauvaises »[8] :

C’est ce principe contradictoire que va tenter de dépasser Socrate, lequel admet qu’une chose peut être aussi bien laide que belle, car « selon qu’elle est bonne, elle est belle, et selon qu’elle est mauvaise, elle est laide ». 32 :

Or comment une chose peut-elle être une et son contraire à la fois ? Venons-en dès lors à la réfutation socratique en montrant de quelle manière Socrate renverse totalement le rapport établi entre le juste, l’avantage et le bon ici.    

La belle action est dans cette mesure celle qui produit du bien et celle qui obéit à la perfection de l’acte qu’elle réalise. Socrate prend l’exemple de l’acte courageux afin d’établir d’abord que les choses justes sont les choses belles.

« Vois alors, selon le même raisonnement, si ce secours, qui est beau, est bon aussi. Car en ce qui concerne le courage, tu reconnais que le secours porté est beau ; demande-toi donc si le courage est bon ou mauvais. »[9]

L’acte courageux est cet acte qui met en œuvre le bien, la sauvegarde de la cité et la lutte pour la belle mort, une mort honorable. Le critère d’évaluation d’une action bonne est donc pris indépendamment de ses résultats mais dans sa réalisation effective d’une forme d’excellence.

Nous percevons ici les effets du questionnement de Socrate dans la mesure où Alcibiade s’avère dépassé par la situation en admettant une chose contradictoire concernant le courage : comme le relève Socrate lorsqu’il dit la chose suivante :

« En disant que le secours apporté à ses amis apporté à ses amis à la guerre est beau, mais aussi mauvais, tu ne dis rien de différent que si tu disais qu’il était bon mais aussi mauvais »[10]

Or rien de ce qui est beau par définition ne peut être quelque chose de mauvais mais seulement quelque chose de bon, pareillement pour quelque chose de laid.

Ce n’est pas seulement parce que l’acte est beau qu’il est bon mais parce que celui-ci fait advenir une excellence, une bonne chose. En effet, nous dit Platon : « Il y’a encore quelque chose à examiner : celui qui fait une belle action n’agit-il pas aussi bien ? »[11] :

L’identité de la bonté et de la beauté est ici obtenue après l’assentiment d’Alcibiade concernant l’idée selon laquelle une belle action, c’est-à-dire une action conforme à une règle éthique, produit et réalise nécessairement le bien.

Il est important de comprendre ici une conception technicienne de l’action comme le relève Jean François Pradeau, celle-ci étant une production, une poiesis, c’est-à-dire qu’elle n’a de valeur que dans la manière où elle fait advenir quelque chose de bon, sans être prise pour une action bonne en elle-même.

En outre, Socrate va montrer que les actes justes sont des actes beaux et par conséquent des actes avantageux et bénéfiques. A première vue, dire ceci est également contradictoire, et nous nous situons ici du côté des analyses d’Anne Merker qui pointe l’ambivalence de l’identification entre le bien et le bénéfique :

En effet, selon Anne Merker il serait osé d’admettre la confusion du bien et du bénéfice dans la mesure où le bien est considéré comme un télos, tandis que le bénéfice ce qu’elle nomme un « relatif »,  c’està-dire que le bénéfique implique un élément extérieur, comment donc admettre la liaison entre une chose auto-suffisante et une chose qui n’a de sens qu’en vertu de sa production extérieure ?

Pour répondre à cette interrogation, il faut faire intervenir la « fin sujet »[12] : c’est-à-dire l’orientation de ce bien en vue d’une satisfaction subjective liée au désir.

Le bien est donc l’avantageux ou le bénéfique dans la mesure où nous le comprenons non pas comme une fin en soi, mais comme un moyen en vue d’une fin liée à l’existence, l’épanouissement de celle-ci.

Dès lors, l’acte juste est un acte avantageux dans la mesure où parce qu’il est bon, implique nécessairement par voie de conséquence des effets bénéficiables pour le sujet lui-même, au sujet désirant. La justice est donc avantageuse parce que profitable au sujet qui l’exerce.

Dès lors, la caractérisation de l’acte juste comme un acte bon a servi à admettre enfin que l’acte juste était un acte bon pour un sujet, pour une existence, donc un acte bénéfique et avantageux. 

Nous sommes donc dans la première étape du processus aporétique de l’interrogation de Socrate infligé envers Alcibiade : celui-ci bien qu’il n’admette pas encore son ignorance, la laisse transparaitre dans la contradiction de ses réponses, lorsque par exemple il dit : « Socrate, je ne sais plus ce que je dis, mais il me semble avoir un comportement absolument étrange. Car quand tu m’interroges, tantôt je dis une chose, tantôt une autre. »[13] :

De plus, il admet ne pouvoir défendre son point de vue devant une assemblée et donc ne pas remplir un des rôles majeurs à l’époque de l’homme politique.

Le questionnement de Socrate envers Alcibiade a donc avant de produire la connaissance, l’objet de produire d’abord la reconnaissance d’une opinion fausse parce que contradictoire.

C’est cette reconnaissance de la fausseté de l’opinion qui va produire chez Alcibiade une remise en question concernant sa prétention et son ambition à gouverner une cité : comment celui-ci peut-il porter cette responsabilité alors même qu’il ignore la définition de ce qui comme nous l’avons dit contribue au bonheur collectif et individuel de la cité et des citoyens ?

Cette ignorance vient de l’ignorance même de ses autorités, de l’ensemble de ses maîtres qui ont prétendu pouvoir lui apporter cette connaissance alors qu’eux-mêmes ne l’avaient jamais apprise.

Sans le formuler directement, Socrate inculque à son interlocuteur une première manière de s’éduquer laquelle suppose l’interrogation constante de ce que nous croyons savoir et ce que la multitude tient pour vrai.

Une vérité n’est jamais pour Platon mesurable en regard d’un degré quantitatif, le plus grand nombre peut avoir tort sur un sujet notamment ici sur la justice. 

Dans cette première partie, nous avons pu cibler l’ambition critique de l’Alcibiade à travers la figure d’Alcibiade, notamment caractérisée par deux illusions : Alcibiade croit d’une part pouvoir gouverner la cité seulement grâce à ses attributs naturels et pense d’autre part, la connaissance de la justice déjà acquise parce qu’évidente.

Dans ces conditions, nous avons pu développer l’attaque direct que fait Platon à ce comportement illusoire en indiquant en même temps sa méfiance envers l’ensemble des hommes politiques et éducateurs en charges de l’éducation d’Alcibiade.

En somme, si l’Alcibiade cible l’incapacité des hommes politiques à maîtriser les savoirs fondamentaux, nécessaires pour la bonne gestion de la cité, ne pouvonsnous pas également prolonger l’ambition critique de Platon, à travers l’accusation des constitutions politiques qui par analogie, cible cette fois-ci l’orientation des désirs humains ?

C’est ainsi ce que nous allons voir, à travers la critique de la démocratie chez Platon.

Nous allons, par le biais de celle-ci, montrer le croisement que fait intervenir Platon entre l’exigence politique de la critique et l’exigence psychologique de celle-ci. 

[1] PLATON, La République, II, 357a-358a. 

[2] Ibid., p.135, 118b.  

[3] PLATON, Alcibiade, p.140, 120b. 

[4] Ibidem.

[5] Ibid., p.117, 113d. 27 Op.cit., 112c. 

[6] Ibid., p.113, 112d.  29 Ibid., p.117, 113d. 

[7] PLATON, La République, I, 343c. 

[8] PLATON, Alcibiade, p.122, 115a.  32 PLATON, Alcibiade, p.125, 116a. 

[9] PLATON, Alcibiade, p.123, 115c.

[10] Ibid., p.126, 116a. 

[11] Ibid., p.126, 116b. 

[12] MERKER Anne, Une morale pour les mortels : l’éthique de Platon et d’Aristote, Paris, Les Belles Lettres, 2018.

[13] Ibid., p.129. 

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bastien fauvel

Bastien FAUVEL

Dans un monde marqué par les réseaux sociaux, j’ai décidé de fonder en 2023 la revue Phusis. Cette revue a pour but de partager des articles sur les sciences humaines et sociales.

Cette initiative a été motivée par trois objectifs :

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